Mon dernier voyage au Portugal date de l’année 1986. Avec quelques centaines de francs je versais ma part pour la location d’une chambre d’hôtel (médiocre, nous étions quatre dans une chambre double), mangeais, buvais toute la nuit et à la sortie des discothèques, pour gagner un autre lieu de fête, je réglais deux ou trois taxis. Premier sentiment ce soir, dans une cave du Bairro Alto où nous buvons un apéritif: rien n’a changé. Pourtant si: la composition sociale (mondialisation néfaste) et l’enthousiasme; visages las, pas lent, voix tenues. L’argent manque, cela ne fait que commencer. Du grand incendie des années 90, aucune trace. Mêmes immeubles trapus, vétustes, corsetés de poutrelles pour ceux qui vont s’effondrer. Et des rues pavées, en dos d’âne. Dans le Rossio, des touristes du Nord, parmi lesquels une majorité d’anglais reconnaissables à leurs bras nus et leur Bermudes. Les Lisboètes portent l’écharpe, le manteau, le chapeau. Aux intersections des Roumains pouilleux, des noirs qui traînent la savate. Des espagnols aussi, surtout des étudiants. Ils poussent des cris, parlent fort et rient. Talent baroque de ce peuple. Le Portugal est plus modeste, plus abattu. Cependant, la radio nous dit que l’Espagne est au bord de l’abîme. Qu’y a t‑il de vrai dans cette litanie de chiffres qu’énoncent les politiciens sans les comprendre ? Le sentiment de catastrophe générale, entretenu avec méthode, est accompagné d’un resserrement du contrôle sur l’individu. Par mesure de compensation, fidèle au régime général, je consomme de l’illusion: nous descendons dans le meilleur établissement hôtelier de la ville. Lit majestueux, gymnase, piscine, salle de relaxation, déplacements en taxis, restaurant midi et soir. Hier, je courais sac au dos dans les rues secondaires de Bienne, guettant les municipaux du coins de l’oeil, souriant aux serveurs pour qu’ils acceptent mes flyers. Une sorte d’équilibre de l’orgueil. Ici, les clochards dorment dans les fontaines et le personnel des magasins parle plusieurs langues: tous les Portugais ont été ou seront des émigrés. Et le dimanche, comme vingt ans plus tôt, nous tournons autour du jardin botanique — romantique, délabré, en pente et désormais payant — avant de trouver la porte d’entrée. Impression d’être revenu au vingtième siècle: peut-être le destin de siècle nouveau .