Mois : février 2011

Lisant sur une ter­rasse devant la mer d’An­daman, je sais:
- que je vais aban­don­ner ma lec­ture.
- que je ne la reprendrai pas.
- que je vais me saouler.
- que Gala me reprochera d’avoire arrêté de lire et bu.
- qu’elle s’écriera “ce n’est que le deux­ième jour des vacances“
Cette cer­ti­tude acquise, je reprends ma lecture.

Pro­jet d’analyse de la “pro­lé­tari­sa­tion” de notre société. Sans rap­port avec l’usage marx­iste de la notion. L’al­ié­na­tion porte sur des groupes plus larges que la “classe sociale des pro­lé­taires”, et ten­dan­cielle­ment sur toute la pop­u­la­tion. La notion, rel­a­tive aujour­d’hui, per­dra son sens lorsque la pop­u­la­tion entière aura con­for­mé son exis­tence au statut psy­chologique du prolétaire.

Agitez un bâton devant un banc de pois­son, il se déforme et se reforme sans per­dre sa cohérence.

Au marché de nuit un retraité blanc habil­lé d’une chemise à fleur hous­pille les Thaïs. Il s’ap­proche des groupes en con­ver­sa­tion près des stands et baragouine dans leur dos avec des gri­maces de singe. Puis il marche sur une femme, l’oblige à se détourn­er. Alen­tour, la sur­prise est générale, per­son­ne cepen­dant ne sem­ble juger agres­sif ce comportement.

Au Thaï Hotel de Kra­bi, vaste salle de petit-déhe­uner aux tables ron­des devant un podi­um de karaoké. L’air con­di­tion­né, réglé trop froid, raid­it la nuque et der­rière les piliers, dans les coins, en coulisse, des som­melières atten­dent le client. J’en vois cinq, j’en devine le dou­ble. Au bout d’un quart d’heure l’une nous sert le café; une autre les oeufs — entre temps, le café est froid. Je rede­mande du café. Quand on l’ap­porte, les toasts sont froids.
Ce qui me rap­pelle un restau­rant du cen­tre de Hanoï, face au Lac de l’épée resti­tuée, en 1990. Comme ici, salle vaste et per­son­nel pléthorique. Un garçon apporte la carte. Huit pages de plats viets, chi­nois, français. Nous com­man­dons deux riz. Sans un mot, le garçon ramasse la carte et s’en va. Vingt min­utes, puis dix et rien, pas même les bois­sons. Ni le garçon. Je hèle la serveuse qui guette cachée dans les plis d’un rideau. Gênée, elle se retire. J’en appelle une autre. Qui s’en va au lieu de venir. Alors nous com­prenons: il n’y a rien dans le restau­rant. Rien à manger, rien à boire. Mais c’est un restau­rant et le per­son­nel se com­porte comme le per­son­nel d’un restaurant.

Aux déci­sions pris­es par néces­sité qui devi­en­nent des regrets on donne des raisons qui nous les font appa­raître comme des choix.
Ce strat­a­gème trou­ve sa lim­ite dans le cas des occa­sions man­quées. Alors nous n’avons pas fait usage de la lib­erté, pas pris de déci­sion, et c’est sur cette absence de choix, ce renon­ce­ment que porte le regret. Cette occa­sion man­quée se présente et se représente à nous sous la forme d’un spec­tre (que l’e­sprit pro­duit dans sa volon­té de saisir tout de même quelque chose de l’oc­ca­sion man­quée et ain­si de dimin­uer le regret), forçant la volon­té, en ultime recours, à nier dans son exis­tence-même cette occa­sion man­quée, à l’ex­clure de l’au­to­bi­ogra­phie du sujet. Procéder ain­si n’est pas lâcheté mais agace­ment devant l’im­pos­si­bil­ité de rationnalis­er le regret pour y met­tre fin.

Saoul, je ne sai­sis rien de ce qu’elle me dit au télé­phone et j’en ai honte car depuis vingt ans qu’elle est morte ma grand-mère ne m’avait pas appelé.

Le rap­port dépas­sion­né au tra­vail, à une époque où la charge sym­bol­ique de celui-ci, et son emprise, aug­mentent, met la réal­ité à dis­tance absolue et divise l’homme con­tre lui-même. Sans pas­sion, celui qui tra­vaille par­ticipe à la représen­ta­tion d’un spec­ta­cle ennuyeux et infi­ni. Avec ce prob­lème, et c’est que ses ressources intérieures, à la lim­ite, seront détru­ites. J’en­vie à celui qui fait coïn­cider intérêt et rémunéra­tion. Mais juste­ment, lorsque l’in­térêt devient le moyen de la rémunéra­tion, il cesse d’être l’ob­jet d’empathie dont la pour­suite rem­plit la vie. A l’in­verse — mon cas, en par­tie — l’ef­fort de main­tenir un niveau de rémunéra­tion sans inféoder sa per­son­ne ni son temps mobilise presque toute l’én­ergie que requer­rait la pas­sion au nom de la quelle ce sac­ri­fice est con­sen­ti, ici l’art.

Jamais aimé le tra­vail. C’est l’ef­fort que j’aime, pas le tra­vail. Et dans le tra­vail, l’ef­fort. Le con­struc­tif, le hiérar­chique, le méri­toire me rebu­tent. D’où ce choix d’en rabat­tre sur les com­pé­tences et de se plac­er au plus bas de l’échelle, où est la manoeu­vre. Où il n’y a ni ordre don­né ni ordre reçu. Où la tâche est sim­ple et répétée. Bal­ayeur, dans les années 1990, est le tra­vail que j’ai aimé. Tra­duc­teur, rédac­teur, homme de bureau, rien que de l’ ennui et un sen­ti­ment de perte. J’y pen­sais cet après-midi, assis sur un banc, dans un parc du Grand-Sacon­nex, dans l’at­tente d’un ren­dez-vous à la mairie. Je por­tais mon atti­rail diplo­ma­tique: mocassins, chemise blanche, veste de cos­tume, je fer­mais les yeux au soleil et je pen­sais dans les ter­mes les plus abstraits cette grande affaire.

20 décem­bre — Berlin glacé. Les cabanes de bois des marchés de Noël délais­sées. Trop froid. Moins qua­torze. Nous par­tons à la recherche d’un bar le long du Kur­furs­ten­dam puis dans ses per­pi­den­cu­laires. Nous nous pré­cipi­tons notre choix. Le vent qui fou­ette les rues est dis­suasif. Nous entrons dans une brasserie con­sacrée à la défaite et au mur (vielles manchettes de jour­naux affichées jusque dans les uri­noirs.) Après quelques bières, la patron apporte des plats de cochon dont un seul suf­fi­rait à ras­sas­i­er une famille. Puis con­cert Saint-Vitus dans un hangar per­du au fon d’un cour d’é­cole, à l’est. Il neige. Les réver­bères sont sans puis­sance. Halos sus­pendus dans le noir. Et des rafales de vent. Dans la salle, des paque­ts de rock­ers ava­lent de la bière en gob­elets. Un heure plus tard Born too late ferme le show. La Mer­cedes qui nous recon­duit à l’hô­tel roule à 70km/h sur la croûte de glace. Le lende­main, tra­vail en cham­bre avec BM et FF. Nous pas­sons en revue les prob­lèmes de l’en­tre­prise. Déje­uner dans un restau­rant inter­na­tion­al où de gross­es serveuse lunées comme des mères nous font de l’oeil alors que nous dis­cu­tons des chiffres. Ambiance adoucie par la prox­im­ité des fêtes de Noël. Sen­ti­ment d’e­space, de grandeur, de qui-vive. Dynamisme organ­isé. Le troisième jour, fin de la réu­nion, cha­cun part dans sa direc­tion en atten­dant le ren­dez-vous à l’aéro­port de Shön­feld. Je marche six heures dans le quarti­er des uni­ver­sités — un erreur, je croy­ais rejoin­dre la rue où nous avons habité avec Gala l’an dernier — Oranien­strasse, Friederich­strasse. Ciel et canaux gelés, tapis de neige grise, chuin­te­ment des pneus des voitures. Je me réfugie dans un cen­tre com­mer­cial. Et mange et achète. A 17 heures, ren­dez-vous dans le wag­on trans­for­mé en bar qui flanque l’é­tage des arrivées de l’aéro­port. Une polon­aise étique sert de la bière sur des tables en mica. L’ab­sence de chauffage nous pousse dans l ‘aéro­port. Plus tard l’avion décolle sur vingt cen­timètres de neige. A peine a‑t-il pris de l’alti­tude, nous apprenons que l’aéro­port se ferme au traf­ic. En Suisse, c’est la tem­pête. Les bus genevois ont cessé le ser­vice, des voitures sont en tra­vers de la chaussée, les pas­sants avan­cent sur la pointe des pieds. Nous buvons chez les Gali­ciens. FF ren­tre en vélo, je déroule un mate­las et dors dans le bureau.