Cartagena-Manga

En chemin je m’ar­rête chez Urquiel pour pren­dre de la bière. Assis devant l’é­choppe, là où j’ai regardé le match Colom­bie-Uruguay la veille, un touriste blond. La mâchoire volon­taire, T‑shirt de sport, il tient en laisse un pit­bull bien nour­ri. L’homme se lève, me tend la main, dit son prénom, ce côté direct, améri­cain. A peine avons-nous échangé deux phras­es, il veut mon numéro de télé­phone. Et me demande où je vis. Lui vit ici. Il ajoute : “je suis de Seat­tle mais je vis à Carta­ge­na depuis huit ans”. Puis je réalise qu’« ici » veut dire « dans la rue ». Il se met à tapot­er sur le minus­cule clavier de son télé­phone, un mod­èle ancien et usé: « Donne-moi ton numéro, enfin… si je sais faire. Parce que ce truc-là appar­tient à ma mère ». Sans tran­si­tion, il racon­te que la nuit dernière un clochard avec qui il buvait sous un arbre est entré en com­bus­tion et a craché devant lui un dia­mant puis un autre dia­mant. L’Améri­cain racon­te ça comme il par­lerait d des prix qui aug­mentent. Donc, il ramasse les dia­mants, les emballe dans un mou­choir, quitte le clochard mirac­uleux, mais voilà que dans la douch, les dia­mants lui glis­sent des mains, vont à l’é­gout, dis­parais­sent. S’il est ici, auprès d’Urquiel, c’est qu’il a besoin (il se tourne vers Urquiel: “tu es sûr que c’est pour demain?”) d’autres mou­choirs à fibre pour fil­tr­er l’eau de l’é­gout et retrou­ver les diamants.

LM 4

“A une époque, je met­tais deux chaus­sures dif­férentes. C’est encore le meilleur moyen de ne pas être agressé.”

Machina 2

Raison­ner sur la société est tou­jours pos­si­ble mais la société raisonne peu, elle s’adapte à des raisons dont elle ignore la valeur, y adhère par défaut et par néces­sité afin de se débar­rass­er de l’ef­fort d’avoir à raisonner.

Machina

Mas­sive­ment mélangés aux machines, l’homme devient machine puisque la fac­ulté d’adap­ta­tion va néces­saire­ment du com­plexe au simple. 

LM 3

LM qui a passé 27 ans en Europe, d’abord en France, puis en Suisse (comme tous les Français qui cherchent la con­di­tion économique — je ne cri­tique pas, je con­state), énumère ses con­tacts, les cir­cuits, les avan­tages, les dif­fi­cultés. J’imag­ine les drames qui se jouent sur cette scène semi-clan­des­tine entre les pré­ten­dants à la cagnotte et bien enten­du il con­firme ce que cha­cun sait (et que nie l’E­tat): les gens se regroupent par race, langue, nation. Aus­si me vante-t-il les mérites d’un immi­gré “qui a réus­si” (ce que cela veut dire?) et sol­idaire l’a aidé, le met­teur en scène Omar Por­ras. LM le tient, oubliant un peu vite l’opin­ion que j’ex­pri­mais déjà il y a trente ans, pour une sorte de génie “sor­ti de la bouteille”. Sans nier le mérite (cas roman­tique de l’en­fant de la rue) ni le tra­vail (réel), je fais val­oir en m’échauf­fant, exacte­ment comme je m’échauf­fais il y a trente ans lorsque le per­son­nage se pro­dui­sait dans les caves de nos (les siens, les miens) squats de Genève avant que d’être récupéré par nos (les miens pas les siens) imbé­ciles d’E­tat pour qui Botero est de l’art et le Che de la philoso­phie, je fais donc val­oir que la pro­duc­tion de cet artiste offi­ciel est une attaque con­tre l’in­tel­li­gence, l’esthé­tique et l’his­toire cul­turelle de l’Oc­ci­dent, illet­tré qu’il est, inca­pable faute de let­tre d’ap­pren­dre ou seule­ment de pronon­cer le français, dès lors inca­pable de saisir les finess­es de chef d’oeu­vres que, à l’oc­ca­sion de sub­ven­tions, il démolit les noy­ant par effet com­pen­satoire dans la musique, la lumière, le strass. 

Patin

Je sais ce que je dis au mot près. En revanche, c’est en par­tie dû à l’usage intem­pes­tif du télé­phone, son régime d’ab­strac­tion, la dis­tance comblée, la fausse présence, j’ai de la peine à me sou­venir à qui j’ai dit, par exem­ple quand je rap­porte comme ces jours des anec­dotes de voy­age, for­cé alors de m’en­quérir: “tu m’ar­rêtes si je t’ai déjà raconté!”.

Peuple naturel

Mag­nifique spon­tanéité des Colom­bi­ens de la rue. Au moin­dre signe, ils vous aident, si besoin vous pren­nent par le bras et vous emmè­nent, sans devoir ni curiosité, que c’est agréable.

Cartagena 2

LM veut que je change d’hô­tel. Le meilleur étab­lisse­ment de la ville est le Bellav­ista. Un lieu de jardins, de fraîcheur, une anci­enne bâtisse colo­niale, les artistes descen­dent là, et puis dit LM, “je con­nais le pro­prié­taire, il te fera une prix”. D’ailleurs, il me l’a mon­tré hier comme nous venions de l’aéro­port en bus ce Bellav­ista. Séparé de la plage par une route qua­tre pistes, plat comme un galette, l’air vétuste. Mais surtout, il y a vingt jours que je fais et défais mon sac, la per­spec­tive de garder une cham­bre quar­ante-huit heures de suite me réjouit. Alors je dis “peut-être, “je vais réfléchir” et finale­ment: “non”. LM est déçu. Il m’ac­cuse de n’en faire qu’à ma tête. Il a rai­son. Ain­si je me promène dans le quarti­er de Puer­to Norte. Marché d’ob­jets de récupéra­tion, clochards éten­dus dans les parcs, ate­liers de télé­phonie, peu­ple alen­ti de Carta­ge­na à côté de la vieille-ville vibrante de touristes, un endroit sans intérêt tel que je les aime (LM me dit : “je ne con­nais pas”). Puis je fais la sieste. En fin de journée, je rejoins LM. Avec Olga et un vieux-jeune dithyra­m­bique qui par­le plus vite que vite (c’est son avo­cat), il m’at­tend sur la plage. Ils ont loué une table avec para­sol et des transats, ils rechar­gent les bière de l’autre côté de la qua­tre pistes, là où se trou­ve le Bellav­ista. A 17h30 quand la police ferme la plage et fait refluer les baigneurs, LM nous emmène à l’hô­tel, il va saluer son ami le directeur. A l’ex­térieur, deux ado­les­cents en gue­nilles les pieds nus repeignent avec des pinceaux-bross­es le gris anti-urine du mur d’en­ceinte. A l’in­térieur le décor tient de l’asile psy­chi­a­trique et du film d’hor­reur. Armoires défon­cées, trous dans le car­relage, WC con­damnés, portes jetées au sol. Un mis­érable aux dents cassées qui boit une soupe flaire une présence étrangère. Il toise l’av­o­cat: “t’es qui toi?”. Cepen­dant LM a dis­paru. Dix min­utes plus tard il revient avec un homme ven­tru et sale, en pyja­ma, qui se demande ce qu’on lui veut, le directeur, son ami. LM explique: “j’ai vécu là pen­dant une année. Aupar­a­vant j’é­tais dans la tour, celle-là, à gauche, un apparte­ment au dernier étage, je couchais avec la voi­sine du huitième, la femme d’un boxeur fou”. Après quoi nous mar­chons lente­ment, lente­ment en direc­tion du cen­tre, mais d’abord LM cherche son herbe, qu’il vient d’a­cheter, qu’il a per­due, qu’il veut racheter (“est-ce que ne sera pas trop tard Olga?”) et nous range dans une ruelle obscure où il allume une pipe qu’il fait pass­er (comme je fais remar­quer qu’ils sont juste en face d’un dis­posi­tif de vidéo­sur­veil­lance, LM déplace les amis). Qu’il installe à l’aplomb du mât aux caméras avant que d’al­lumer une autre pipe. L’av­o­cat ren­tre chez lui. Olga et LM rient et marchent (lente­ment), et rient. Olga désig­nant une jolie mai­son de bois blanc : “tu devrais rester un jour de plus, comme ça tu pour­rais vis­iter, c’est la mai­son de l’an­cien prési­dent”. LM approu­ve. Se demande com­ment je pour­rais amé­nag­er le temps pour réus­sir cette vis­ite. Lui qui a la han­tise du poli­tique. Même chose pour la reli­gion. Han­tise qu’il ne cesse d’ex­primer, d’ex­pli­quer, de jus­ti­fi­er — il y a deux jours à Chochil, comme nous fran­chissons la porte de l’église, il se décoiffe et ferme briève­ment les yeux.

Colombie 4

Avec des fess­es pareilles, il faut avoir la queue longue.

Plage


Olga sur la plage de Carta­ge­na, encore ruis­se­lante de son bain dans l’eau grise nous dit : « qu’ont ait l’ex­is­tence c’est pos­si­ble, en tout cas je vois que j’ex­iste, pour ce qui est de vivre.. ». Elle se couche dans le transat, n’y pense plus. Eton­né, je me demande : “ai-je bien enten­du ?”. Comme si quelqu’un avait par­lé à tra­vers elle!