Piedralma 2

Le soleil ne touche le van que vers 10h30. C’est alors que je me lève. Evola est déjà au tra­vail dans la champ. Je reprends mon séca­teur et ma scie à branch­es. Couper ces arbres, éla­guer les pointes, net­toy­er les mouss­es, arracher les grim­pants, cela devient une obses­sion. Au milieu de l’après-midi, je bois un litre de Skol puis je reprends le tra­vail. Avant la tombée du jour, j’ou­vre une chemin jusqu’à la riv­ière et me baigne. Nous allu­mons un feu. Assis de part et d’autre du foy­er sur des chais­es pli­antes, nous regar­dons le tra­vail du jour, la falaise, les sap­ins, sur le haut la route qui émerge du défilé (une voiture est passée hier). Le soir les vau­tours volent en cer­cle au-dessus du ter­rain, à l’aube les oiseaux chantent (j’aimerais savoir leurs noms).

Piedralma

José-Anto­nio le métal­lur­giste, un vieil Espag­nol au physique cour­taud, cul­tive un ter­rain sur les berges de l’Aragon. Il fait le tout du pro­prié­taire pour Evola et son amie et moi, détaille les lop­ins de la serre, oignons, cour­gettes, mel­ons, asperges, explique l’ad­duc­tion d’eau et les engrais, mon­tre ses chiens de chas­se et ses out­ils-machines. Nous repar­tons avec un motocul­teur hissé sur le pont de la Jeep. Le temps est radieux. Vingt-deux le jour. Selon l’habi­tude, je gare mon van sur l’an­ci­enne piste de ten­nis de Piedral­ma (qu’An­to­nio a coulée dans les années 1980 pour ses filles), débar­que table, chaise, cui­sine portable et jer­rycan-fontaine, puis rejoins Evola sur le champ. En qua­tre jours nous labourons le car­ré des patates, traçons les plans à légumes et enter­rons les tuyaux d’ar­rosage. Sur cette terre plaine de cail­loux, le motocul­teur sec­oue comme un bœuf de rodéo. J’es­saie, je renonce. Les stent qu’on m’a plan­tés dans le coeur en novem­bre brû­lent comme des clous enfon­cés au marteau. Evola prend la suite. A la place, je taille les pins et les fruitiers. Il y en a cinquante. Cer­tains sont plus que morts. Un film d’hor­reur, une pochette de dark métal. Le soir, Evola fait du pain. La nuit, il gèle.

Racket

Acci­den­té, je suis au lit. Le lit est poussé con­tre une paroi. Il fait nuit. Assis dans le lit, je roule le lit jusque dans la pièce voi­sine où dort Mon­frère. Il est absent. Je véri­fie les toi­lettes. Il est absent. Je vais au ray­on pulls du Chi­nois, passe en revue les pulls, les trou­ve médiocres — “d’ailleurs, me dis-je, je les ais tous”. Une vendeuse chi­noise me con­trôle. Elle a détec­té mon lit au moyen des caméras de vidéo­sur­veil­lance. Il y a une autre cliente. Un femme. Elle est jeune, elles est rapi­de. Elle s’en va. “Un vieil­lard alité, me dis-je, et cepen­dant, cette femme ignore que je me lève quand je veux et court et vole!”. Retour dans la pièce d’habi­ta­tion. La vit­rine donne dans la rue. C’est la nuit. Un homme ouvre la porte de l’ex­térieur. D’autres hommes suiv­ent. Toute une bande. Des mal­frats. Le chef exige que je paie où il me cogn­era. “Je n’ai pas oublié la somme que je dois à Devian le Juif, lui dis-je, com­bi­en?”. Deux cent francs. “C’est drôle, lui dis-je, vous jouez cette scène d’ex­tor­sion comme dans un film améri­cain”, lui dis-je. Me tour­nant vers les enfants: “Vous voyez les enfants, avec la pros­ti­tu­tion, le rack­et est le plus vieux méti­er du monde!”. Effrayée, ma fille Luv cherche de l’ar­gent dans son porte­feuille. “Luv, lui dis-je tout m’aperce­vant que je viens de pronon­cer son nom, il ne faut jamais dire son nom!”. 

Bascule

Les élites d’é­cole instal­lées de l’Oc­ci­dent seront défaites par les élites des pays nou­veaux. Dans leur con­quête du pou­voir, ces dernières ont besoin du peu­ple. Elles lui redis­tribuent la part néces­saire. Arrivées par coop­ta­tion, les pre­mières croient pou­voir se pass­er du peu­ple : c’est lui qui se passera d’elles. 

Terrain

Six mois que nous par­lons de labour­er le car­ré aux patates de Piedral­ma. En octo­bre, j’ai com­mencé de retir­er les feuilles de plas­tique encore enter­rées suite au démon­tage de la serre. Tra­vail long et pénible. Il faut tir­er avec soin sur ces langues opaques si l’on veut éviter de les bris­er. A Noël, nous décid­ions de deman­der à un paysan de venir avec son tracteur. Ramass­er les miettes coûterait moins d’e temps d’ef­forts que les extraire. Début du mois, Evola en revient à ma pre­mière solu­tion: louer un motocul­teur. Hier, veille du ren­dez-vous le ter­rain de cet après-midi, il dit: “J’ai lu le Guide de l’au­to­suff­i­sance, labour­er est inutile, c’est de l’il­lu­sion indus­trielle, il faut faire de la per­ma­cul­ture, on mélange les plantes, on laisse les racines, on utilise les mau­vais­es herbes…”. 

Malasañas

Hommes à demi-femmes qui se promè­nent en culottes et se frot­tant le torse dans la Madrid nocturne.

Barajas-Madrid

Dans un parc pub­lic, sur un banc, en face de la sta­tion de métro de Bara­jas, près de l’aéro­port de Madrid. J’at­tends Aplo. L’avion a du retard. Non loin, un jeune homme au télé­phone. Il enchaîne les appels. Dans la con­ver­sa­tion, il est ques­tion de tar­ifs à l’heure, d’abon­nement, d’a­van­tages. Au bout d’une heure, il est sat­is­fait. Il range son télé­phone, sort de son sac à dos une vais­selle de plas­tique, déballe couteau et fourchette. Je lui souhaite un bon appétit. A peine a‑t-il com­mencé de manger, le télé­phone sonne. Cette fois la con­ver­sa­tion ne laisse aucun doute: “elle t’at­ten­dra devant l’hô­tel, si vous pou­vez entr­er séparé­ment c’est mieux, pour le tarif c’est comme d’habi­tude…”. Le type est un prox­énète. Quand il a fini son repas, il roule trois cig­a­rettes, allume la pre­mière, empoche les autres, se lève: “alors bonne journée Monsieur!”.

Route 4

Fin d’é­tape à Con­sue­gra, dans la Province de Tolède. L’e­s­planade des car­a­vanes se trou­ve en dessous des moulins, la ville est à mes pieds. Un pas­teur promène ses chèvres. Bruits de voix qui mon­tent des rues. Soleil orangé. Les ram­pes du stade s’al­lu­ment, des goss­es jouent au foot. En direc­tion de Mas­caraque, la piste de cor­ri­da. C’est dans cette cam­pagne que se déroule mon His­toire des trois tables isocèles de Fran­cis­co l’An­choa, le roman picaresque écrit pour l’an­niver­saire des vingt ans de Luv.

Route 3

Détour de cent kilo­mètres pour me promen­er sur les aires d’at­ter­ris­sage de l’aéro­port de Ciu­dad Real. Con­stru­it aus­sitôt aban­don­né. Il n’a jamais servi. Si je me sou­viens bien, il y a quelques années, il a été mis aux enchères par l’E­tat. Des Chi­nois l’au­raient acquis pour 1 Euro. Une dizaine d’avions sont garés sur la tar­mac. Du stock­age. Halles des départs, tour de con­trôle, halles de fret, park­ings, pistes tout est silen­cieux. J’es­saie de pénétr­er dans l’un des ter­minaux, mais il y a des flics qui s’en­traî­nent à je ne sais quoi. Je remonte dans le bus, vais voir le Cen­tre des vis­ites, un bâti­ment cir­cu­laire posé sur la colline. Forme babélique, forme d’un pâté. Le vent fait trem­bler les pan­neaux de cou­ver­ture. Il en a emporté la moitié. De l’e­s­planade du Cen­tre on voit une passerelle géante qui émerge du ter­mi­nal pas­sagers et barre l’hori­zon. Elle devait rejoin­dre la future gare TGV. Je m’en vais, un train passe. 

Route 2

La gar­di­enne de la “Tour du vin” ne me lâche plus. Elle aus­si écrit. Elle a étudié la soci­olo­gie. “Intéres­sant”, lui dis-je. “Vous trou­vez?”, me répond-elle. Je vais par­tir. “Vrai­ment? Est-ce que j’ai vu toutes les salles du musée? La lab­o­ra­toire par exem­ple?”. Car il y a au pied de la Tour une expo­si­tion didac­tique sur la vini­fi­ca­tion. Des pan­neaux écrits, des pho­togra­phies d’archive, une chronolo­gie. J’en­tre, je ressors: trop fatigué pour lire. La gar­di­enne me dit qu’elle a écrit un essai sur les atten­tats du 11M (attaque ter­ror­iste de la gare d’A­tocha-Madrid le 11 mai 2004). Pas un livre, une enquête: “et j’ai trou­vé la vérité, le gou­verne­ment à men­ti”. Au hasard, je fais: “ce ne sont pas les Arabes?”. “Non, bien enten­du”, fait la gar­di­enne. Nous échangeons nos adress­es mails. Au super­marché j’achète des glaçons et de la Skol. Dans une épicerie à l’an­ci­enne, deux pains. Le bus est main­tenant rangé sur un vaste ter­rain adossé la vigne, der­rière une chapelle, l’Er­mi­ta San Cristo­bal. Je lave une salade, je bois la bière, je fais mon lit à bord du bus, drape safran, oreiller safran, duvet de plumes hon­grois. Il n’y a pas un bruit, juste un chien qui aboie au loin. La chapelle reste éclairée toute la nuit. Au réveil, j’ai un mes­sage de la gar­di­enne sur mon télé­phone: “com­ment as-tu trou­vé mon village?”.