Quelle valeur notre critique des hommes en voie pour l’inhumanité dès lors que nous sommes ces hommes en voie pour l’inhumanité ?
Grave (suite)
Au terme d’une nuit de grandes douleurs où les oiseaux qui égayent l’impasse me vrillent les ouïes, la tête soudain durcit par l’intérieur et fige son contenu de raisonnements. Je me précipite dans le couloir dont j’arpente le carrelage pieds nus, je vais et je viens. De retour dans la chambre, je m’envoie une giclée de nitroglycérine sous le palet. Me recouche, me rendors. J’aboutis alors dans l’appartement de Genève que j’habitais il y a dix-huit ans. Il est squatté par des filles à cheveux brosse et bottes martiales qui montrent des lits superposés, des armoires à habits, des éviers collectifs. Et mes affaires? Enterrées sous le plancher. Aussitôt je suis submergé par la nostalgie de cette époque des squats marquée par le sentiment des possibles. “D’accord, d’accord, dis-je aux occupantes à cheveux brosse, mais merde, c’est moi qui étais dans ce squat!”. Réveillé en sursaut, j’ai tiens tête entre mes mains que je presse et masse et malaxe. Il est neuf heures le matin, un orage s’annonce, les oiseaux ne chantent plus. Je me décide à aller à l’hôpital. A l’étage je rassemble des affaires, trousse de toilettes, livres, stylos, cahier. Je vais ouvrir la porte de l’armoire à habits lorsque je découvre sur l’édredon un scarabée vert or. En cinq ans, jamais je n’ai vu pareil spécimen. Je le fais glisser le scarabée dans le creux de ma main et l’apporte au jardin. Là, je le jette au pied du prunier. Un oiseau s’envole.
Grave (suite)
Retour à l’instant des Urgences de l’hôpital. D’abord placé sur un lit d’accueil pour établir le diagnostique de vie puis transféré au milieu des clients avec une pipe à oxygène dans le nez et des mèches d’intraveineuses dans les bras, enfin dans un fauteuil, signe que je suis hors de danger, fauteuil que les infirmières isolent au moyen d’un rideau amovible. Alors un rescapé que je ne peux voir lance à un autre rescapé tout aussi invisible: ‑Bogdan, c’est toi? L’autre fait entendre un son. Le premier: ‑on était mieux il y a trente ans Bogdan!. Pas de réaction. ‑Oh Bogdan, tu m’entends? L’autre: “j’entends… Serguei, c’est toi? Le premier: ‑C’est moi Bogdan, celui d’il y a trente ans!”.
Jours tranquilles
Il pleut. Je rentre ma chaise, j’allume un feu. Il ne pleut plus. Je ressors, je reprends ma lecture. Les oiseaux et leurs chants s’accrochent aux murs de pierre. Ils seront de retour au milieu de la nuit, à trois heures trente. Gloria, la voisine vient au jardin. Sa maman vient de mourir. à 103 ans. Gloria s’installe dans un transat déchiré, parle à un chat. C’est celui du paysan. Comme elle ne l’a jamais vu, je lui dis: “c’est le chat du paysan”. Des avions traversent le ciel. Il vont en France. La cloche de l’école sonne. La cloche est percée. C’est à peine une cloche. Pour rire, je prétends que c’est la matrone du village qui tape sur une poêle rouillée. D’ailleurs, la matrone et son mari habitent un logement sous la cloche qui est la cloche de l’ancienne école. Le maire a diffusé la bonne nouvelle: les travaux de réparation de l’église vont enfin commencer. Dans le futur, nous aurons un autre son de cloche. Je continue de lire au jardin. Je déchiffre les schémas cybernétiques de Shannon et Wiener. Il recommence de pleuvoir. J’appelle Evola au téléphone. Il filme la rivière qui borde le terrain de Piedralma. Il montre qu’elle déborde sur le pont. Impossible de passer avec mon bus dont les roues sont petites, la carrosserie basse. Je continue de lire. Nous verrons plus tard.
Epilogue
“Au début des années 1970, plus de 4 milliards de documents circulent chaque année en U.R.S.S. Mais cette situation kafkaïenne ne va cesser d’empirer. A partir du milieu des années 1980, après des efforts inimaginables d’informatisation de l’ensemble de l’appareil bureaucratique, le chiffre est multiplié par 200 pour atteindre 800 milliards de documents, soit 3000 documents par habitant.” Apocalypse managériale, F‑X De Vaujany.
Lectures
Ayant accumulé une littérature pour documenter l’essai dont je viens d’achever la première version, je me décide à monter à l’étage un meuble-bibliothèque pour avoir les ouvrages sous yeux, rien de lourd mais les médecins ont averti, “ni tirage ni poussage”. Si d’abord je ne me conformais pas, j’ai changé de pratique sous l’effet des symptômes. Hier encore, des douleurs ont gâché mon sommeil alors que je n’avais fait que nettoyer au racloir des mauvaises herbes poussées autour de mes lignes de patates. Donc j’attends depuis deux jours que passe dans la rue un homme susceptible de m’aider. Il n’y a que le paysan, trop vieux pour cette demande.
Importation de criminels (surlendemain)
Le pouvoir déplace ses acteurs selon un scénario arrêté où chacun tient son rôle au point de s’écouter parler: déploration de l’ ”acte barbare”, responsabilité atténuée pour “motifs psychiatriques”, promotion du citoyen “héroïque”, éloge des “forces de l’ordre”. Enoncés et poses suivis de l’attente lasse du prochain acte barbare.