Après l’équilibre et la perfection, la décadence et la folie collective. Toute stabilité perdue, les corps divaguent, la pensée déraisonne.
Cîteaux
Promenade dans les bâtiments massifs du monastère de Santa María de Huerta. La pierre est jaune, la pierre s’élève au ciel. Au ciel sifflent les hirondelles. Le père qui nous reçoit conseil un ordre de visite: dortoir, réfectoire, cloître, jardin, église. Le dortoir était collectif, les Cisterciens couchés à même le sol, le réfectoire est d’une taille considérable, on devait y brûler des troncs, y donner des lectures interminables. L’histoire nous dit que depuis sa fondation au début du douzième, en raison de l’infertilité des terres, le monastère a été déplacé trois fois. Aujourd’hui il s’élève dans un vallée troglodyte et blonde comme le sable, la sensation est celle de l’éternité et de la durée. Hormis les oiseaux, rien ne bouge. Sous le soleil, face au narthex et au cimetière, une rangée de maisons paysannes aux façades trapues comme on en trouve souvent (pour protection) à l’abord des monastères. Toutes inoccupées sauf une. Le propriétaire, un vieillard, est assis sur une ruine. Derrière la fenêtre étroite de sa maison travaille un ouvrier. Le vieillard attend que le travail finisse, il n’y a pas assez de place pour deux personnes dans la maison.
Haute-Castille
Effacement de l’histoire. Les bars aux comptoirs de marbre, aux sols de sciure où résonnait la variété flamenco aujourd’hui tenus par des Colombiens ou des Roumains. Aux champs des Magrébins, aux chantiers des Africains. Le paysage change, la musique change, la population change. Les Espagnols anciens se réjouissent d’une petite Mercedes et regardent travailler les autres; les Espagnols nouveaux mangent des chips devant la télévision. Ils ont trente et trente-cinq et quarante ans, ils se plaignent de ne pouvoir faire de famille. Eux aussi regardent travailler les autres. Les plus dégourdis embrassent de grandes carrières universitaires alors qu’ils savent à peine écrire puis renforcent l’immense Etat dans l’Etat que représente la fonction publique, là-bas à Madrid et partout où l’Etat mande un délégué de Madrid. Cependant le grand-père meurt, son fils hérite de la Mercedes. Puis celui-ci prend sa retraite et le commerce (quincaillerie, boulangerie, boucherie, cordonnerie) ferme, que personne ne reprend pas même un Roumain ou un Colombien faute de savoir.
Brihuega
Aussitôt Gala en voiture, nous roulons sur le ruban de l’autoroute payante. Privé, coûteux, il est vide. Il permet d’éviter les banlieues du Nord, aplats de hangars qui s’égrènent de l’ancienne base militaire des Américains à Torrejón à la ville-dortoir de Guadalajara et longe la brasserie espagnole la plus importante en litres, la Mahou. Lorsque le péage est passé, une petite côte amène à Torrija où commence le plateau castillan. Lard et vin servis dans un relais de camionneurs, pus plongée dans la vallée de Lavande en direction de Brihuega où j’ai pris une réservation dans un hôtel de pierre. Le soir, seuls dans la salle à manger. De la chambre, vue sur un chien berger sans ses moutons et des chats transhumants.
Barajas
S’immerger dans la foule voyageuse du terminal T4 de Barajas quand on vient des déserts est une expérience. Le contraste est saisissant. Il vous prend à la gorge. Depuis le parking la transition est trop courte pour amoindrir le choc. Deux sociétés vivent en parallèle. Cella qui habite la nature, joue en silence, fixe le ciel, et la foule des déshérités, riches ou pauvres issus des étages de la hiérarchie économique. Ceux-là s’agitent dans des costumes prêt-porter, portent leurs sourires à travers le monde, émigrent en direction des places de travail, colonisent plages et montagnes, se marient entre eux, fabriquent un individu qui n’est ni noir ni blanc, parle toutes les langues et aucune, traverse en musique un monde d’images. Au milieu de cette cohue, j’ai admiré à 14h35, les hôtesses d’Iberia. Débarquant d’un vol de 12 heures en provenance de Medellín, minutieusement maquillées, sans un pli, coiffées à la japonaise, elles marchaient droites et fières.
Terrain
A Piedralma avec Evola. Milans au ciel, chats sur terre, pluie abondante. La rivière monte, je ne me méfie pas. Dès la seconde nuit, je suis bloqué. Le jour je nettoie le van et dresse les plans de ma future cabane, le soir, après une marche sur le plateau (100’000 mètres que le paysan vient de tondre), nous buvons soue la parasol, Evola cuisine des choses fortes, nous regardons l’Europe s’effondrer.
Vers l’étranger
J’allais en Valais démarcher, rencontrer, discuter, je n’y vais plus. Décidé à rentrer, je me sens déjà mieux. A Lausanne Gala me rend une partie de l’argent confié pour le Mexique. Inévitable, nous avons tout à nous dire: malgré la fâcherie, la brouille, le silence, ces choses ne se commandent pas. L’une des bâches fabriquées par la courtepointière pour l’emballage du cube doit être corrigée: NoN me l’a remise, je dois la déposer à son atelier. Plutôt que de me commettre rue Saint-Martin, au centre-ville, je choisis d’envoyer par la poste. En fin de compte, Gala s’en charge. Maintenant il faut partir car le portail du camping de la centrale nucléaire, en périphérie de Montélimar, près de l’Homme d’armes, ferme à 19h00. J’avais fait mon calcul, mais je me suis attardé avec Gala, c’est serré. Et je suis bloqué sur l’autoroute de Genève. Train fantôme habituel, voitures au ralenti, voitures arrêtées, horizon d’obstacles. Au péage d’Annecy, j’accélère. Piste de gauche sur deux cent kilomètres. Dix minutes avant l’heure je manque la sortie Montélimar-Nord, puis une sortie de giratoire. Demi-tour dans une zone commerciel, j’accélère, je dépasse. J’atteins le Floral trois minutes avant la fermeture automatique, je paie mon écot, je gare. La jauge à essence affiche alors “O km disponible”.