Voix officielle. Du pouvoir. Dans notre sphère politique, le gouvernement. Comme sanctifiée. Hors théologie, on dirait: faite vérité. Les destinataires, nous, le peuple, lui accordent crédit du simple fait qu’elle est proférée par l’autorité.
Pain
Au milieu de l’après-midi, près du marché de Sant’Ambriogio, par une chaleur de trente degrés, une femme blonde et belle, grands cils, fort décolleté, sert, pour accompagner une salade de tomates et de “mozzarella de buffala” un pain chaud. Gala s’éclipse. De retour, elle a convenu d’un rendez-vous. La nuit, elle viendra faire le pain avec la patronne.
Lâcheté
Dans les squares de Florence, à portée des flots de touristes chinois, des nègres sapés à l’américaine, drogués et ivres, a demi-nus et vociférants, s’écroulent. De jeunes Italiens, ambulanciers empressés, solidaires, volontaires, mal payés, avec un matériel de combat civil les embarquent et les emmènent vers les conforts de l’Institution socialiste d’Etat.
Disparition
Aux dernières nouvelles, diffusées ce jour par la statistique madrilène, l’Espagne se dépeuple. Pourvu qu’aucun polichinelle, avide de toucher une plus-value sur le travail des masses, n’obtienne de convaincre que l’on peut “faire de la croissance” en repeuplant avec des va-nu-pieds prélevés sur les stocks du tiers-monde.
Débit
A ce jour j’ignorais, sinon dans sa définition, ce qu’est une loghorrée. Désormais, je vérifie chaque soir son sens en écoutant parler la voisine continûment, derrière la haie (je ne l’ai pas encore aperçue), sans ponctuer ni reprendre son souffle ni laisser la moindre occasion au mari d’interrompre le flux, tant elle débite sur un ton monotone et quasi machinique vingt et trente minutes d’affilée.
Campagnes
Aujourd’hui encore, et malgré les déprédations, la beauté des sites de campagne dans les alentours de Florence donne un aperçu de la qualité de la vie que menaient avant la période des machines les gentilshommes, les paysans, mais aussi le peuple, ne serait-ce que par la richesse des terres qui, arrosées et ensoleillées, produisent en abondance fruits et légumes en même temps qu’elle offrent d’innombrables pacages sur berges. Habitué à l’Espagne, continent vide et brûlé, le contraste est complet. De toutes parts la vigne monte à l’assaut des collines et dans un même vallon on trouve du blé, des pommes, de l’herbe, des tomates et du poisson. De fait, circuler au milieu de cette nature morcelée et désormais construite est une gageure. La vue ne porte pas. Deviner est impossible. Les perspectives sont courtes, ravalées, les trous et lacunes constants, les habitations espiègles, organiques. Il s’agit d’épouser le paysage, de se laisser conduire. Qu’une telle harmonie du vivant et de la terre favorise le goût de la cuisine et l’esthétisme, il n’y a pas lieu de s’en étonner, mais alors, j’en viens une fois de plus à demander: comment se fait-il que l’Espagne n’amène pas à la philosophie? Peut-être que le sentiment de vide, dans sa brutalité, produit sur les esprits de la péninsule une sidération que seul le mysticisme peut surmonter?
Minorités
En démocratie, il n’y a que des individus et la majorité des individus. Majorité qui impose au nom du principe de gouvernement représentatif le choix collectif aux minorités. Les revendications des minorités à être représentées en tant que minorités sont soit absurdes (elles sont entendues, défaites par le vote de la majorité et respectées après défaite) soit antidémocratiques (elles prétendent prendre leur part de pouvoir contre l’avis de la majorité, après expression de celui-ci). Le processus aujourd’hui à l’oeuvre consiste pour les gouvernements nationaux post-démocratiques et les pouvoirs supranationaux (qui jamais ne furent démocratiques), à faire valoir entre l’individu et la majorité des individus, un troisième élément, la minorité, afin de nier le système de gouvernement représentatif en le confrontant à la gabegie institutionnelle. Pour parler clairement, les défenseurs de animaux, les lesbiennes, les Noirs de France, les bouddhistes ou encore les chasseurs, en tant que minorités revendicatrices qui établissent leur pouvoir sur la critique de la majorité, sont anti-démocratiques, c’est à dire autoritaires.
Demain
Derrière la haie fleurie, l’oie. Elle cacarde. Dans le demi-sommeil, cela me fait songer à la dernière scène du Fantôme de la liberté. Le mot Révolution en surimpression de l’image, une bande-son d’émeutes et des oies qui défilent, imperturbables, dans la fosse d’un zoo urbain. J’ai vu ce film de Buñuel chez ma grand-mère, il y a quarante ans. Bien aimé. Sachant le caractère de ma grand-mère, je comprends aujourd’hui, en pleine nuit, ici, à Galluzzo, dans les faubourgs de Florence, qu’elle a dû regarder avec moi par gentillesse, sans comprendre. Gala, à demi-nue, dort sur le drap. Les ventilateurs tournent à haut régime. Il fait vingt-sept degrés dans la chambre. Sur la table de nuit, les litres d’eau que nous sommes allés pomper à la fontaine municipale; dans l’estomac et qui enchante l’esprit, la bière artisanale achetée à la boutique des liquides en vrac. Plus tard, je constate que j’ai oublié en Espagne, sur mon bureau d’Agrabuey, mes notes pour Naypyidaw. Je peine à le croire. Pourtant, j’avais écrit: Prendre Naypyidaw. Le carnet est gris, au format habituel, le même carnet, bleu, rouge ou gris (Migros ne fait plus le modèle orange) que j’utilise depuis vingt ans. De mémoire, je fouille les lieux proches. Boîte à gants de la voiture, poches du sac de sport, dossiers des impôts, étui de l’ordinateur… Puis les lieux éloignés, l’arrière-boutique de Lausanne, la maison d’Agrabuey. Est-ce que le maire pourrait récupérer mes notes ? La semaine prochaine, il commence un chantier sur la façade. Encore faudrait-il que je sache où se trouve le carnet. Je déclare forfait. J’écrirai autre chose. Et puis, n’avais-je pas décidé que je n’écrirai rien cette année? D’ailleurs, je n’ai plus de maisons d’édition. Il n’y a plus de littérature. Soit. Donc, que vais-je écrire? Le matin, je vérifie les lieux que j’ai parcourus de mémoire. Pas de Naypyidaw. Sous les dossiers des impôts, Paléodémassificateur et la dernière version de Hommemachine, l’essai que je prévois — suite au refus des éditeurs français — de traduire à l’espagnol. Avant de me lever, d’éteindre les ventilateurs, de mettre le café en route, je songe à cette réplique de la maman et la putain de Saint-Eustache. Les deux intellectuels, à cheveux, à pattes d’éléphant, à Saint-Germain, après avoir passé la journée au café à fumer:
-Bon, salut! Qu’est-ce que tu fais demain?
-Demain? Comme d’habitude, rien.