Sion, Scandicci, Huesca, les quartiers qui sortent de terre dans les périphéries des villes sont construits sur le modèle des fermes de serveurs.
Pierres et cailloux
Aidé de ses ouvriers et du jeune de l’abattoir, le maire travaille depuis ce matin à ma cheminée de toit, une belle pièce ronde. Il y met toutes sortes de pierres et cailloux. Et comme il se doit, j’ai confondu les provenances, la dureté et la couleur. La pierre de garnissage est brune et légère. De la tosca. Récolté dans les défilés montagneux, les “barrancos”, il s’agit d’une concrétion sédimenteuse produite par l’eau des torrents. D’une main, on lève un bloc de la taille d’un pain. Son poids dépasse à peine celui d’une éponge. Elle a des trous et des fils. Sculptées à la truelle, les “toscas” formeront le manteau de l’ouvrage; puis viennent les pierres d’ardoise. Maçonnées horizontalement, en collerette, elle arrêteront l’eau. Après les ouvertures en briques rouge, le chapeau, pointu et concave. Il a figure de champignon. Au pinacle, la pierre que j’ai ramassée sur la berge. Lourde, blanche, polie des eaux. Je l’ai choisie en forme de montagne. Vue de côté, elle rappelle la Dent de Lys que l’on voit depuis la maison de ma mère dans la Glâne.
Foi
Les expériences de Moran Cerf sur la neuroperception montrent que deux objets étant présentés à la vue le désir de voir l’un plutôt que l’autre, quoi que ce soit le second qui soit présenté par l’expérimentateur, peut modifier le neurone qui est corrélé au second au profit du neurone corrélé au premier et recréer dans le champ de vision l’objet que le sujet veut voir. Tiré de son contexte épistémologique, on pourrait dire que l’expérience résoud le problème de la foi : je vois ce que je vois bien que cela n’existe pas. En réalité, c’est le contraire. Cela montre que la foi est assez puissante pour donner à voir comme réel et déterminé, dans le champ spatiotemporel, non seulement ce qui est immédiatement absent, mais ce qui n’a jamais existé. En ce sens, quoi qu’on puisse admettre du côté des incroyants que l’expérience mystique d’une Sainte-Thérèse d’Ávila relève de l’hallucination, il n’en demeure pas moins qu’il existe un degré supérieur de conviction nommé “foi”.
Retour
Arrière-boutique de Lausanne, ce matin, à six heures. La nuit est bleue. Déjà des voitures sur le boulevard. Dans le train pour l’aéroport, une vraie femme. En face de moi, une autre femme: ce qu’on a fait des femmes. La société? Les hommes? Le capitalisme? Comment savoir? Je me concentre sur le vrai. Ma voisine de banquette, ses bras, fins, ses mains, longues. Pas jeune. Refaite, mais avec précautions. Puis je vois qu’elle travaille. Prépare des rendez-vous en anglais sur son ordinateur. Mon plaisir est gâché. N’étais-ce le silence qui règne dans le wagon je lui parlerais volontiers. Mais comment adresser des mots qui préparent à l’intime à deux cent personnes? Et l’autre voisine — je m’exécute, je parle un peu de ce désastre — serrée dans des habits de fonction, beau corps, joli visage, mais ce visage, fermé, nerveux, sans avenir. Module. A en juger par le bloc de papier sur lequel elle fait la liste des obligations professionnelles du jour, une employée de PricewaterhouseCoopers. Trente ans. Quelle tristesse! Pue après, avion pour Barcelone, rang du milieu. A droite, un noir massif. Aimable, discret. A gauche un type qui sue et se ronge. Partout des enfants. Les mères les maîtrisent avec un arsenal de jouets: bananes, coussins, jeux vidéo, ardoises, cartes, plots, voitures. Pendant le vol, jamais je n’entends dire “tu la ferme où je te flanque une baffe!”. Pauvres parents, des clowns jardiniers d’enfants. je crois à l’amour comme aux baffes — envers et avers. Treize heures plus tard, je suis dans le bus, nous franchissons le sommet du col de Monrepos en Aragón. Je plonge dans la désert. Le silence. Le blanc. Arrivé à Agrabuey, je trouve Oskar sur mon toit. Il vient de détruire ma cheminée. Demain, il la reconstruira avec des cailloux légers déterrés sur les berges de la rivière.
Connerie 2
Mais bientôt n’existera plus ce guichet de sustentement automatique des Africains car le bâtiment qui abrite le bureau de bienfaisance (et l’entrepôt de Monpère) va être détruit. Un immeuble moderne, neuf, clair, un immeuble de plusieurs étages. A la place, les banques contruisent un immeuble plus grand, plus haut, plus blanc, tout aussi moderne, non moins laid — afin de vider quelque peu leurs coffres. L’opéation finie, ils revendront le volume sous forme d’appartements à des pauvres travailleurs après les avoir supplier d’accepter un prêt.
Connerie
Autour de l’entrepôt de Monpère, dans un quartier laid de Montreux, des Africains, des Africaines, en pyjama les premiers, sous des rideaux à fenêtre les secondes. En attendant de toucher l’argent de l’Etat, ils patientent dans la cours, font de petits jeaux sur leurs téléphones, fument, et rient. A leur place, je ferais de même: rire de la connerie des Suisses.
Fungus 4
Afin de me rassurer, je vais ce matin chez un médecin suisse. Un médecin suisse, c’est rassurant. La nouvelle génération travaille sur ordinateur. Un ordinateur, c’est rassurant. Trois minutes à la réception, et l’homme survient mon docteur. Dans l’escalier, il ne marche pas, il court (dans l’escalier). Je suis. C’est à dire que je cours. Et m’assieds. Grattage, démangeaisons, essouflé j’explique, l’anus, les ondes et les parties. Il corrige: “bourses”. Aant de conclure: aucun risque. Hypocondriaque, je supposais qu’il y avait peut-être du remuement interne, que le rouge aux c… était une sorte d’expression. Rassurez-vous, il n’y a pas de “peut-être”.
-Et pour la bière? Vous en êtes à combien? me dit-il.
-Trois quatre litres par jour?
-Mm.
-Mais j’ai arrêté.
-Ah.
-Pendant quinze jours.
-Vous étiez anxieux?
-Pourquoi étiez? Je suis anxieux.
Et me voici dans ma voiture, sur l’autoroute, au-dessus du lac, piste de droite, un camion me fait les phares: je ne conduis pas assez vite (tantôt, je ne marchais pas assez vite).
De retour au bureau, j’ouvre une Samsonite de 1978, celle-là même que Monpère apportait dans les avions Helsinki-Genève lorsque j’étais enfant; elle est pleine de bières achetées hier soir à Budapest par les déménageurs hongrois, des Krusovice, des Kozelé et des Soproni. J’éteins la lumière dans l’arrière-boutique et je regarde un documentaire sur le boudhisme birman dans la plaine de l’Irrawaddy.
Art
Avec les Hongrois à Montreux dans l’entrepôt de Monpère où j’enferme dans des cartons à banane une collection de trois cent catalogues des ventes aux enchères Sotheby’s. Le numéro 17 de 1999 proposait à la vente l’une des Fontaines de Marcel Duchamp, c’est à dire le pissoir signé R. Mutt en 1917, ou plutôt sa réplique, l’objet qui mit fin à l’art (et nous introduisit dans ce non-sens que représente, dans la plupart des cas, l’art contemporain — je ne dis pas “la peinture contemporaine”) pour un prix de départ de 1,5 million de dollars US.