Chez Bukowski, un côté commerçant-vendeur qui met à mal l’homme.
Filmer le futur
Debord que j’ai un peu lu, un peu relu, un peu compris, aimait le cinéma car il était projectionniste dans un monde obscur, celui de l’après-guerre de France. Du fond de sa cabine, il a vu et revu les mêmes films, sculptant malgré lui un cerveau qui deviendra obsessionnel comme le sont les cerveaux des grands hommes qui d’abord ne se comprennent pas, signe que le monde pourrait bien, dans le futur, s’aligner sur cette incompréhension. Nul ne doute de son intuition, capacité qu’il avait entre tous, qui réveille toujours les morts et donne ces jours, pour notre usage tardif, devant le détournement diabolique de l’épidémie de grippe tueuse, ceci: les puissants mettent en scène dans les studios de cinéma des expériences sociales qu’il appliquent ensuite, en cas de succès, hors les salles
Littérature
Quel livre écrire? Kertész, Bernhardt, Duras, en apnée dans les souterrains, portant un fardeau, eux-mêmes, en cours d’exploration et perdus, à creuser, ramifier les veines intérieures, reliés au commun par la seule musique de la phrase, géants qui s’épuisent, génies qui se meurent. Un héritage nietzschéen. A mille distance de toute politique, une retraite au désert, dans le sein de nos capitales de progrès, de fausse culture, logés, mal logés, modestes, dévalorisés, fous — même s’ils pouvaient entreprendre la traversée des sables de séparation, le désert, ces obsessionnels buteraient éternellement contre un mur de vitre tels des poulpes accidentés qui, à l’ellipse de leur trajectoire glissent, tombent et que l’on regarde déchoir. Plutôt, il faudrait renoncer à ce travail de soupir écrit que nous produisons texte après texte, photophores alternatifs dans la nuit qui gagne afin de se réunir et mailler un monde autre, non pas juxtaposé (encore une politique), mais superposé, un monde qui referait la société, cette chose que l’on nous dit aujourd’hui être le monde, le “seul monde possible”, est qui n’est qu’assemblage de matières, les unes vivantes les autres mortes (aube des robots), le tout volontairement confondu. Mais, comment ces rares pénétrants, écrivains majeurs, sortiraient-ils du texte? S’ils se sont enfermés, c’est pour ne pas voir. Ils ont dit et disent, ils ont écrit et continuent d’écrire pour ne pas voir, ne pas accepter, clamer qu’ils refusent et cependant vivre, vivre en dignité. Un écrivain qui pénètre ne sort plus du texte, il va et va.
E‑poisson
Le poisson d’ordinateur est un être qui porte le même nom que son homologue aqueux et domestique, résidant d’un aquarium de plaisance, Tétra du Congo, Guppy male ou Hemmigrammopetersius, mais à sa différence, il est un produit logiciel, ne sait pas ce qu’est de l’eau, une plante ou un rocher, et vit éternellement au titre de sous-composant d’un fonds d’écran commercial.
Calhoun
Direction Puente, car il faut remplir les armoires et manger. A demeure, je n’ai jamais aimé descendre à la ville et ce matin moins que d’habitude; c’est l’Espagne qui remâche trois mois d’images violentes, respiration artificielle, blouses blanches, cercueils, et porte désormais le masque comme elle a porté le sacerdoce au temps du franquisme — avec le sentiment d’accomplir une bonne œuvre. Puis un Espagnol, ça parle. C’est vivant, gestuel, volubile, criard. Ce qui, température prise, n’a pas changé. Sous le masque, les zygomatiques sautillent, la parole fuse. J’achète des légumes, du vin. Et fais ce que j’ai juré ne faire jamais, porter un masque. Assez, je le retire. Les regards biaisent. Plus incroyable, dans la rue, près du petit marché, autour de ma voiture, un attroupement. Tous parlent de ma plaque: “lui est étranger, il vient de l’étranger!”
Avenir 2
Sans objet, la prière sera meilleure. Née de la bonté, patiente, elle tend à la bonté. Elle crée devant l’homme priant un vide que remplit le monde, mais un monde non encore organisé, un monde selon les valeurs, un monde habitable. L’esprit est aujourd’hui la nouvelle inconnue: on l’affirme comme un bien, une composante, une partie de soi — rien n’est moins sûr. S’il est là, c’est que le terme pour le dire existe et que nous aimons à croire que nous demeurons ce que nous étions, nous demeurons ce que nos pères étaient. Quelque part — afin de ne pas dire d’emblée “dans la tête” — gît une possibilité d’esprit, c’est à dire la possibilité de penser un monde, la possibilité de se représenter vivant donc la possibilité humaine de concevoir sous le régime des valeurs un rapport entre soi et le monde. Le contraire géométrique de ce cerveau qui aujourd’hui moud le corps et le cœur et se tourne vers la société pour se réduire à un appendice fonctionnant sur le régime électrifié de la réception-émission.
Sur terre
Ce silence parfait mêlé d’oiseaux, pas de route, du moins visible, sonore, parcourue, et si une voiture vient à passer elle passe au-dessus de l’église, contre le ciel, s’évanouit dans les collines. L’après-midi, une lumière se pose sur le toit, glisse sur la façade, chauffe les volets. Retiré en chambre, je suis installé dans le meilleur lieu que puisse offrir cette terre sans hommes, le jour pas plus de quatre passages dans la rue, toujours mon voisin le paysan qui va boire à la fontaine, tirer une salade, ranger du foin, nourrir les poules, écouter la rivière et la nuit, le retour des oiseaux dès cinq heures, ils chassent les chauves-souris ascensionnelles et sifflent un chant. Qu’il y ait un monde autour du village, plus loin, et des pays et des villes-bornes et des bâtiments d’humains densifiés qui se déplacent sur la carte des marchés, peu importe, je me tiens entre ciel et terre, sous mon toit, dans le carré d’herbe jaune et sous l’amandier, j’entre comme je sors, à ma guise, prêt à répéter la routine des gestes libres à l’infini jusqu’à faire corps avec les matières et l’oubli.