Après-midi

A la recherche de Isabel la Católi­ca à bord d’un taxi brin­que­bal­ant. Man­qué m’y ren­dre à pied. J’au­rai eu tort. C’est introu­vable. Le chauf­feur demande, il me laisse dans la voiture, il se plie en qua­tre. Bien sûr, j’ai trop payé : il fait le tra­vail. « Wendy », l’employée de Imprenta Cau­the­moc, a con­fir­mé l’adresse et don­né le numéro. Sans dire que dix-huit bureaux por­tent le numéro 121c. Pour l’ap­pren­dre, il faut dis­cuter avec un vendeur de tor­tilla. Celui-ci m’emmène à tra­vers un labyrinthe d’escaliers, de portes et de cours. Wendy est assise dans un petit bureau rem­pli de brochures (ce que je fais fab­ri­quer). Le con­trat est con­clu en quelques min­utes, je remonte dans le taxi. Bien con­tent de cette course le chauf­feur achète sur le retour aux ambu­lants instal­lés le long des trot­toirs: il me fait goûter des « víbori­tas », gélatines sucrées en forme de vipères puis des raisins au choco­lat et de la mangue au chili ; pour lui il prend des cig­a­rettes à l’u­nité, les fume l’une après l’autre.

Matin

Prom­e­nade dans le quarti­er de l’Alame­da en pas­sant par Hidal­go. Sur le Zóca­lo bouclé par la police, pré­parat­ifs pour une recon­sti­tu­tion his­torique « la con­quête de Tenochti­t­lan par Cortés ». Der­rière les bar­rières, des indi­ens en cos­tumes, des Espag­nols en armure et des fan­fares de l’ar­mée (celles-ci authen­tiques). Devant les bar­rières, cireurs de chaus­sures, « peones » qui aident les bour­geois à se gar­er, police de prox­im­ité, aztèques qui vendent de la bim­be­lo­terie, touristes en Bermudes. En haut d’une façade, côté est de cette place qui est la plus grande et la plus con­nue du Mex­ique, le bar en ter­rasse où nous avons passé la soirée avec Luv et Tol­do il y a 25 ans, au cen­tre, la Cathé­drale baroque où j’ai écouté Guy Bovet jouer du Pachel­bell il y a quar­ante ans. Dans le parc d’Hi­dal­go, une faune de clochards dont la peau a la même teinte que la terre. Au pied des arbres, ils gisent à demi-morts. Partout des gamins hir­sutes, noirs de saleté. Dans les jupes de leurs mères, des sucreries. Les femmes vendent à l’en­can. Sur un îlot côté Rev­olu­ción, trois cent indi­vidus défon­cés au cannabis sous la ban­de­role « Défense des droits humains du fumeur de haschich ». Les plus atteints ram­p­ent au sol, cherchent un mur où s’appuyer.

Hotel Revolución, Mexico D.F.

Per­du dans son cos­tume, le récep­tion­niste de vingt ans enreg­istre ma réser­va­tion comme on gèr­erait une affaire déci­sive pour l’avenir de l’hu­man­ité. En même temps qu’il fait, il dit ce qu’il fait. La con­cen­tra­tion est si forte qu’il n’a pas le temps de regarder le client, d’é­couter le client, de sourire. Ce récep­tion­niste me rap­pelle mon médecin de Châ­tel-Saint-Denis, jeune lui aus­si : qui pose des ques­tions le nez dans l’or­di­na­teur, tape la réponse sans vous regarder, serre la main sans chang­er de posi­tion et vous envoie à la prise de sang : « vous recevrez les résul­tats par mail ».

Nocturne

Som­meil, endormisse­ment. Séquence de rêve. Ceci et cela. Je me réveille. Je me ren­dors. Sec­ond rêve: je racon­te à un inter­locu­teur mon rêve précé­dent, dans l’or­dre, avec détails, tel que je me racon­te habituelle­ment mes rêves le matin, au réveil.

Vol

Boe­ing d’Aeromex­i­co : assis à l’ar­rière, con­tre les toi­lettes (siège le moins cher du vol), avec vue sur 300 écrans de diver­tisse­ment. Deux rangés devant, un grand-père Mex­i­cain enchaîne film sur film pen­dant les 12 heures que dure le vol. A ma droite un étu­di­ant juriste de Tolu­ca. Il ren­tre d’un semes­tre d’échange, porte un T‑shirt de l’A­cadémie de Pla­ton, me mon­tre sur son télé­phone ses pho­togra­phies des lieux philosophiques de la Grèce anci­enne. Sur la tête il a empilé des cas­quettes sou­venirs, une par ville vis­itée : Athènes, Rome, Ams­ter­dam, Lon­dres… De l’autre côté du couloir, siège vide. Celui de Gala. L’a­vant-veille du départ, elle a mal, elle ne peut pas, elle ne veut pas pren­dre le risque. Un mal, un risque, un pou­voir ou ne pou­voir-pas qui sont aus­si des excus­es. Acheter des illu­sions au frais de l’autre, facile — je pré­parais le voy­age depuis novembre.

Brazil-Barajas

Après l’en­reg­istrement, la douane et la fouille, autre por­tique, flam­bant neuf celui-ci, gardé par une poli­cière ado­les­cente. Je dis « une » pour indi­quer qu’elle est seule, que ce sont les machines qui font le tra­vail. Que font ces machines ? Elle font pass­er. Comme l’outil­lage est neuf, que per­son­ne ne com­prend son fonc­tion­nement, une négresse pousse les voyageurs dans la direc­tion des machines, les installe, leur intime de ne plus bouger. Une fois immo­bile dans cette espèce d’aquar­i­um ver­ti­cal­isé le client présente son passe­port, son vis­age, ses mains et la prunelle de ses yeux. La machine digère et coor­donne. Si vous êtes celui que vous êtes, la machine ouvre la bar­rière. Comme “je suis celui que je suis”, elle ouvre, je passe. Mais la poli­cière me rat­trape, elle m’in­ter­pelle. Elle con­sulte mon passe­port. Télé­phone. Le con­sulte encore. Prends des ordres. Dans mon dos, les clients du monde entier, indi­ens en pagne, Chi­nois, routards, cow-boys. Ils passent. Ils plaisan­tent. Vont boire des jus. Par­tent en vacances. Je reste. A la poli­cière, je fais val­oir que ce doit être le passe­port. Lui aus­si est neuf. Et Suisse. Donc en avance. Tech­nologique­ment, veux-je dire… Non, ce n’est pas ça. La poli­cière ado­les­cente com­pose un autre numéro, fronce les sourcils:

-Vous sortez de prison ?

« Non ».

-Vous avez fait sauter l’alarme rouge! Regardez, là!

Je regarde là.

-Eu affaire à la jus­tice récemment ?

Obligé de dire « oui », sans trop savoir à quoi j’acquiesce.

Les goss­es à qui j’au­rai don­né une tarte ? La poli­cière ne sait pas. Moi non plus. Cette affaire de goss­es qui, comme la plu­part des affaires en jus­tice, véri­fie que la Jus­tice n’ex­iste pas. Affaire au cours de laque­lle les par­ents ont men­ti, les gamins ont men­ti sur ordre, les juges femmes ont écouté ces men­songes et men­ti au nom de l’idéolo­gie fémin­iste avant que de juger, et me voici « alerte rouge » !

Drogue

Les drogués qui échap­pent à la mort par intox­i­ca­tion ont leur sujet de prédilec­tion: la manip­u­la­tion de l’e­sprit. Aus­si affir­mat­ifs que décousus, mais tou­jours “clair­voy­ants”, les pro­pos qu’il rabâchent attes­tent de la manipulation. 

Départ

Loué par inter­net un sta­tion­nement sur un ter­rain vague de la périphérie de l’aéro­port de Madrid-Bara­jas. A la récep­tion du van, une famille de Sévil­lans, sept per­son­nes avec la grand-mère et les petits-enfants, s’in­quiète auprès de l’employé : « com­ment rejoin­dre la porte d’embarquement pour notre vol, il est écrit ici qu’elle ferme à 10h10? ». Je con­sulte l’heure : il est 9h54. Après avoir garé et débranché le van (il restera 45 jours sur ce ter­rain), je reviens avec mon sac à dos à la récep­tion. Les Andalous sont tou­jours là. A 10h00 ils embar­quent à mes côtés dans la navette. Devant le ter­mi­nal, la mère des petits prend la direc­tion du groupe et dit : « on ne s’ar­rête pas jusqu’à avoir atteint la porte ».

Étape

Rangé le van dans le park­ing de l’Area 112, près de Guadala­jara. Sur ce plateau logé entre les déserts de Calatayud et la val­lée de Madrid, les nuits sont glaciales. Je pré­pare mon lit pour la nuit, je mange à la cafétéria, un édi­fice qui rap­pelle les “road movies” des années 1970: sur­mon­té d’une enseigne de néon, il a été mod­erne. Les serveuses por­tent l’u­ni­forme, elles se relaient selon la règle des 3/8, pré­par­ent d’é­pais sand­wichs à la viande, don­nent du « car­iño » et du « mi amor » aux routiers. La cafétéria Area 112 est ouverte du dimanche au lun­di et 24/24. Adossés aux déserts, les camion­neurs dor­ment sur une por­tion de park­ing réservée. Tourné vers Madrid, je suis seul, à l’é­cart. Une voiture de patrouille roule au pas. C’est la garde civile: une ronde par heure. Effet du désœu­vre­ment dans cette région par­mi les plus vides d’Es­pagne. La voiture ralen­tit à ma hau­teur et repart – j’en con­clus que les gardes n’ont pas d’or­di­na­teur de bord, qu’ils n’ont pas su véri­fi­er mes plaques. Des semi-remorques manœu­vrent. Je finis mes bières, je me couche. Sur la case con­tiguë des voyageurs ont organ­isé un feu. N’est-ce pas extra­or­di­naire : faire un feu, à l’é­tape, le long de l’au­toroute? J’éteins. Couch­er de soleil jaune et rouge sur paysage sans fin — le traf­ic noc­turne se déverse vers la capitale.

Illusion de soi

Aller répé­tant ses pro­jets pour s’au­toris­er à ne rien faire.