Bourg plat, endormi, sans âge. De la lumière jaune derrière les fenêtres à rideaux. Des couturières en fichus dans les cours pavées, en vitrine des robes de mariées, dans le canal du vieux moulin de l’eau claire. Sorti d’un café pour alcooliques, un nain se précipite à notre rencontre. Il me tend la main, demande d’où je viens, demande où je vais, demande de l’argent. Sous un grand crucifix, une fille fait le trottoir. La brume accroche à nos semelles. Retour à l’hôtel, le Simbad (et ses bains d’eau de source). J’évite de manger. Me remplis de bière. Gala commande un canard. Patates farineuses, sauce à grumeaux, légumes mous. Elle rapporte son plat à la serveuse: “donnez-ça aux chiens!”.
Guide-ânes
Au Kiskakukk, le restaurant vieille Hongrie de la rue Pozsonyi, côté salle boisée, avec ma belle-mère que je remercie de son aide dans la négoce des cubes et du prochain transport vers la Suisse rendu possible par un de ses contacts. Autour de notre table, des Asiatiques de toute l’Asie. Dix, douze, quinze. Des audacieux venus au Kiskakukk sur la foi d’un guide touristique pour Asiatiques. Gala, Chiara et moi sommes les seuls à manger, boire et converser. Les Asiatiques décryptent le menu, commandent du bout du doigt, photographient leur plat, goûtent, picorent, paient, s’en vont. Pour cause: ils ne viennent pas manger, ils visitent. Et pas un pour boire. Des verres d’eau.
Monory city
Le quartier chinois de Budapest, une rue au milieu d’une friche, pleine de Chinois, des Chinois qui transportent, négocient, palabrent, avalent des nouilles et jouent aux cartes, comptent leur argent et leurs avoirs, briquent des Lexus, des Porsche, des Mercedes. Je cherche du tissu technique en rouleau pour l’emballage du cube. Domo a contacté une courtepointière suisse, elle a donné les indications. Porte à porte toute la matinée. Des soutiens-gorge, des panneaux solaires, des pousses de soja, pas de tissu. Dans une cour intérieure, derrière une fontaine en stuc décorée de pandas adultes, des palettes brisées, des déchets de carton, des quenouilles de cellophane et au sol, deux carcasses de cochons sanguinolentes. A la fin, je demande à un Chinois s’il parle anglais. Il ne parle pas anglais. Je repars bredouille à travers les banlieues qu’Orban rase ici et là par coupes sombres pour bâtir des stades ovoïdes, rectangulaires, sphériques, des stades géants, enclos derrière des grilles, désespérément vides, qui affichent des messages électroniques: Steffie Graf tennis exhibition, Pantera metal night, Another Brick In The Wall international show…
Cubetraining TM
Nos dix premiers cubes d’entraînement de 1 m³ rangés sur palette dans l’entrepôt de la multinationale Polifoam en banlieue de Budapest — j’admire, je me réjouis. Près d’une année et demie de travail depuis la création du prototype au FabLab de l’Université de Saragosse. L’opiniâtreté paie. Au lieu de dépenser Fr. 10’000.- comme le demandaient les agences de design “souris et Nespresso”, juste pour les plans, compte non-tenu de la fabrication, j’ai obtenu dix cubes pour le prix de Fr. 2000.-.
Mosonmagyaróvár
Hôtel Minerva, un édifice à l’architecture social-réaliste, à peine éclairé. D’emblée la réceptionniste, une filiforme gothique (ou dépressive) prévient: “les chambres ne sont pas chauffées”. Gala proteste. Elle obtient un ventilateur de poche. Branché sur la table de nuit, l’air chaud remue autour des meubles cassés de vieilles odeurs. Au petit-déjeuner, techno-FM magyar. Je fais assourdir le chahut. “Les clients aiment”, fait valoir la femme de ménage. Or, nous sommes les seuls clients.
Munich
Résidence à Obermenzingen, au camping. Au fond du terrain, derrière les arbres, des Australiens plient les restes des “after-hours” de la Oktoberfest. Le bar à bière est au repos, ce qui m’oblige à approvisionner le frigidaire du bord en Augustiner et Hacker-Pschörr aux étalages du Edelka. L’après-midi, nous visitons la Lembachhaus, le musée des expressionnistes du groupe Blau Reiter. Sous le temple grec de la Königsplatz, des dizaines de clochards d’Afrique. Qui dorment, se saoulent, divaguent. Devant un camion vert de la gendarmerie, un policier observe les bras croisés, le regard dans les nuages. Exposition temporaire Beuys, ce charlatan. De superbes paysages de Kandinsky, période avant-maturité et des toiles théosophiques au délire ajusté. Retour en bus dans notre banlieue boisée les vans étant interdits de pénétrer dans la ville. Le soir, recherche d’un restaurant à l’ancienne. Dînons dans une auberge de 1660 avec des familles bavaroise sorties de terre et festives, et endimanchées, sous des hures de cerfs, chamois, chevreuils, marcassins.
Boue
Pluies et inondations sur l’Isle-Blanc entre les centrales atomiques de Tricastin et de Golfech. La forêt ruisselle, le lac déborde, la terre enfonce. J’ai roulé huit heures depuis les Pyrénées centrales. Le passage habituel du Somport est écroulé. Suivi et précédé de motards qui jouent la route serpentine, je dévie par le Pourtalet, traverse la cuvette de Lourdes, rejoins le plateau autoroutier à Tarbes. A la nuit, quand j’atteins le camping de l’Isle la porte se referme sur moi. Au bar, deux ouvriers d’Engie qui dorment sous tente expliquent: : “c’est mou, les vans s’embourbent”. Ils m’envoient à dix kilomètres et préviennent : “c’est en pente, ça ira pour le moteur?”. Drôle d’inquiétude: mon VW gravit les murs. Au Floral, lotissement pour caravanes à l’année, je grimpe sans peine un chemin travaillé à la truelle. Le propriétaire est en pyjama. Il bougonne, dépoussière un registre, renonce, empoche vingt Euros. La parcelle est sous les peupliers. Les chats filent, un bébé pleure. Je m’enferme dans le van, j’installe ma table, mes bières, la musique. La fenêtre donne maintenant sur la première tour de Tricastin, ses vapeurs cotonneuses, ses signalements anti-aériens.
Cartons
Les cartons de Monpère ! Et sa machine à écrire. Lourde, dure, carénée, un robot Olivetti des années 1970. Acheté à la dame du conteneur, le conteneur des bonnes œuvres, la dame qui à Rincón, sur la pente, près de la grotte du Trésor, amasse quelques centimes charitables qu’elle redistribue sous forme de soupe associative aux nécessiteux. Et donc ces “choses” sont dans ma maison, au Nord, depuis le mois de décembre 2023, après que je les ai chargés dans mon van pour leur faire traverser le désert de Castille. Depuis? Je n’en sais rien moi! Oubliés. Stockés? Oui, quelque part. Honte à moi quand Monpère en juin de cette année, sous un arbre de Fribourg partie du jardin du “camping à la ferme” de Villaz-Saint-Pierre me demande de lui remettre ces biens de transit et que j’avoue les avoir… oubliés. Or, demain je repars en direction de la Suisse. Il faut la machine et les cartons. Pas question cette fois de faire mal, de faire faux. Pas question d’oublier. Priorité aux choses confiées. Et dès le matin, après que les maçons de la mairie ont fini de lisser le trou dans ma paroi de chambre provoqué par l’inondation municipale. Priorité! Une tasse de café à la main, je descends mon escalier en confiance, je tire le rideau qui occulte le cagibi et… Les cartons? Où sont les cartons? Les cartons de Monpère? A plat ventre sous le lit de Luv, ventre à l’air sous le lit d’Aplo, je cherche et ne trouve que du noir. Je remonte l’escalier pour quérir une torche. Je redescends. Je me propulse sous les lits. Je pénètre dans les stocks. Ne trouve rien. Il est tôt pour suer — je sue. Du calme! Je me recoiffe. Allons! D’accord, mais où peuvent bien être ces cartons? Que j’ai vus! Merde. Je les ai vus il n’y a pas un mois! De fait, juste avant le départ pour la Hongrie, j’ai tout sorti des caches. Attention, “tout” n’est pas une plaisanterie: skis, carrelage, machine à laver et gants de boxe, bureau démonté et albums-photos, une longue-longue liste, pour minutieusement, sur du papier-toilettes, noter, noter le “tout”. Ceci est sous l’escalier, cela sous le lit, et les décorations de Noël, et les pneus Gravel et les talons de Gala… Donc j’ouvre mon armoire de sport, je détache la liste à quatre volets avec géolocalisation des éléments et je lis. Je relis. Pas de “cartons de papa”. Pourtant, je les ais vu. Vus le jour où j’ai tout organisé avec la rigueur d’un architecte Minecraft. Donc? Cette-fois, ce n’est plus de la sueur. J’empoigne les sacs de combat et les vestes de vélo et les faces du Cube, les haut-parleurs, les ordinateurs et je jette, dans le couloir, en vrac, puis sur le vrac, un, deux, des amoncellements! Je ruisselle. Changement de T‑shirt. Sur la poitrine nue, je repasse le pull. Puis changement de pull. Nouveau T‑shirt. Et je vais sous le lit, j’éventre le noir. Et j’entre dans l’armoire, que je précipite au sol. C’est trop. Il me faut aller à la douche. Se calmer, je n’arrive pas. J’appelle Monpère. “En train de secouer la maison de bas en haut, lui dis-je. Ces cartons, ces maudits.. et d’abord, tu es sûr? Deux?” Il demande à sa femme. J’entends “un”. L’énigme se corse. Je raccroche, je me remets à jurer. Dans l’heure qui suit, c’est toute la maison que je déballe. Et pour éviter que la machine Olivetti et la valise ne disparaissent sous les monceaux, je les apporte à l’étage, je les pose en évidence devant la porte de sortie, prêts à partir pour la Suisse. Et je redescends. Je continue. Fouille au corps les lits, les armoires, les étagères et même des cartons (dès fois que les cartons de Monpère soient dans des cartons). On voit que je n’écarte aucune hypothèse, que je me donne du mal, eh bien: pas de cartons. J’appelle Gala. Nous raisonnons à haute-voix. Ensemble. A deux. Etape par étape. “Au départ de Ríncon… As-tu le souvenir du poids de ces cartons… La machine, d’accord, mais à côté, te souviens-tu des cartons…? Quel était leurs poids?”. Dix fois, je réponds: “je ne sais pas-je ne sais pas”. Impossible de se souvenir de leur poids. Pourtant, je jure les avoir vus. Il y a peu. Quand? Mais il y quatre semaine, quand j’ai rangé le tout! Alors, se pourrait-il que je les ai transférés? Sur le terrain par exemple? Ce ne serait pas raisonnable. A 160 kilomètres? Dans la direction opposée à la Suisse? Gala fait: “parfois tu fais des choses étranges. Tu cherches ton livre et il est fans le frigidaire…”. Maintenant, il est trois heures, l’heure de déjeuner — nous en restons là. Mais juste avant de mettre fin à l’enquête, Gala m’intime l’ordre d’e faire d’envoyer un message à Monpère. De lui demander “sans trop en dire”, s’il se souvient de ce qu’il a mis dans le van, en décembre dernier, à Rincón, pour que je l’emporte à travers les déserts et le fasse transiter vers la Suisse. Réponse ce soir: en fait, dit Monpère au téléphone, il est possible que le seul carton que je t’ai confié te soit parvenu par la poste… Dans ce cas, tu me l’aurais remis en juin, sous l’ arbre du “camping à la ferme”. Silence au bout du fil. De mon côté. Donc… Voyons! Monpère m’a parlé de deux cartons. Il m’a rappelé de ne pas oublier les “deux cartons cette fois”. Et ce faisant — comme je fais en littérature — j’ai imaginé les deux cartons et je les ai vus, et je leur ai créé une forme et je leur ai trouvé une location, et je leur ai prêté l’existence. Parfait — ce que contiennent ces cartons? Des slips et des chaussettes et du maillot de corps neufs achetés un Euro l’exemplaire chez le gitan de la place.
Automne
Longs jours à l’activité régulière. Les citadins partis, les oiseaux sont de retour. L’air est frais. Puis il pleut. L’air est tiède. Le paysan place son troupeau sur l’adret. Les cloches des moutons résonnent dans les nuages. Au jardin, le prunier à si bien poussé qu’on ne voit plus le jardin. Il est rouge et flamboyant. J’ai retrouvé le manuscrit OM. Comment ai-je pu écrire ce livre et l’oublier aussitôt? Je l’ai envoyé à l’imprimerie. Il est à nouveau dans le tiroir. Une année et demi après la première inondation, la mairie a envoyé hier plombiers et maçons réparer la conduite extérieure: je vais pouvoir assécher mon mur.