Des maisons disparurent pendant le mois de mai. Au début, les voisins s’affolèrent. Puis ils se turent, troublés à l’idée d’évoquer le phénomène. Nombreux étaient ceux qui, la nuit, se relevaient pour consolider leurs bâtisses.
E70
Comme en octobre, lorsque je voyageais en flixbus, la douane croato-slovène de Dragonja est tenue par deux policiers. L’un somnole, l’autre vise nos papiers. Un vent léger fait pencher les roseaux du canal. Au-dessus du poste tournent des goélands. Je redémarre. Seul bruit à la ronde, le moteur. A Koper, traversée du port. Entre parcs de conteneurs et terrains vagues, nous empruntons de vastes giratoires au allures de soucoupes volantes. J’engage la Dodge sur l’autoroute de Trieste. Très vite, je fais à Gala: “il se passe quelque chose de pas normal”. Cinquante, cent kilomètres, nous sommes seuls. La radio ne dit rien. Le long de la quatre pistes pour Venise, des camions en épis, mais pas de voiture. Plus tard, nous faisons halte sur une aire. Le restoroute est ouvert. Une vendeuse y travaille. Une seule. En vitrine, sous la paroi de plexiglass anti-virus, six sandwich posés à distance les uns des autres. Nous regagnons le parking un expresso à la main. Une voiture de patrouille tourne autour de la Dodge. Elle s’en va. La suite du voyage se fait à 150 km/h. Du côté de Milan, quelques voitures. Elles doublent à 180 km/h. L’ambiance ne change qu’après Simplon-Dorf, sur la descente de Brig. Là, dans une station-service où j’achète de la Cardinal, on nous explique que depuis la veille les Italiens des régions Nord n’ont plus le droit d’utiliser leurs voitures.
Billiard (fin)
Réfugié en Croatie, c’est bien. Ici, les gens ont encore un peu de jugement. Ils ne s’affolent pas. Ils ont vécu. S’ils redoutent l’avenir c’est à la lumière du passé. Entre eux et eux-mêmes, pas de spectacle numérique, de show sanitaire, de délire politique. Seulement le temps se fait long. Un peu plus, je serais déprimé. Cela vaut pour tout le monde j’imagine: en avril, on nous enfermait. Six mois plus tard, nous sommes encore enfermés. Plus seulement à domicile, dans nos villes, dans nos rues. Moi qui me plaît à fustiger l’absurde social des Suisses, je suis obligé de le reconnaître: les Espagnols sont allés beaucoup plus loin. Le mondialiste Sanchez et le stalinien Iglesias imposent des conditions drastiques au peuple sur la foi d’un comité d’experts invisible (depuis le début de la maladie, les noms sont cachés et protégés — n’est-ce pas fou?). Donc, je ne sais plus où aller. Plus que faire. Continuer de regarder des parties de billard en attendant que Gala sorte de sa chambre (elle passe parfois dans le couloir) ou rentrer à Agrabuey. Soudain, c’est sassez. J’annonce que nous partirons le lendemain. Je prépare mon argent (il faut payer le loyer, la bière bue en terrasse et l’huile achetée au paysan, au total neuf cent francs), vais voir les sœurs, règle la note, puis me renfonce dans le canapé: dans douze heures, en voiture.
Billiard
En cuisine, une fois encore, dans le canapé noir, face au téléviseur, à regarder une partie de billard de la Coupe d’Ecosse. Le joueur tourne autour de la table, prépare sa queue (comment appelle-t-on le produit dont il enduit la pointe?), se penche, vise, attaque. La bille traverse, pousse une autre bille, cette bille disparaît dans le trou. La caméra montre le visage de l’adversaire, il est impassible. L’arbitre récupère la bille de choc, la remet sur le tapis. Le joueur change d’angle, vise, attaque. Le public applaudit: un coup magistral j’imagine. Visage de l’autre joueur. Pas de réaction. Ne bouge pas. L’adversaire est assis, impassible, jusqu’à la fin du jeu. Comme moi, l’air absent, il suit le jeu. Deux, trois, dix, vingt, vingt-cinq coups, je ne sais pas. A la fin, le tapis est vide. Il ne reste que le bille blanche. Le public applaudit. Les joueurs se serrent la main. Partie suivante. Que fais-je assis dans ce canapé, au premier étage du Versailles, en Croatie? De plus, je viens de constater que cette Coupe est ancienne: personne ne porte de masques. A la télévision aussi, le temps s’est arrêté. Sur la place de Venise, se tient le garçon du restaurant Mia Namo. Le matin, il sort le menu, l’installe sur le lutrin, prend place sous le couvert et y reste toute la journée. Les jours de pluie il porte un imperméable, les jours de vent un bonnet, et toujours ce nœud papillon sur la chemise blanche. Les sœurs m’ont expliqué: pour toucher la subvention, le restaurant doit rester ouvert. Le garçon, c’est le fils du patron. Il attend les clients, ce qui prouve que le restaurant est ouvert. J’irais bavarder, mais il ne parle ni anglais ni italien. Alors, je retourne à mon écran de télévision. Une partie de billard commence. Il fait froid dans la cuisine. Plutôt: la cuisine est froide. Ce sont les matières. La camelote Ikea. Qui a rendu l’autre milliardaire. Pas de milliards sans tricherie. C’est la loi. Ici, la tricherie porte sur l’esthétique, le confort, le dessin. A peine si j’ose quitter le canapé. Le plancher, du stratifié. Vous glace les pieds. Le revêtement des parois, en vinyle. Consomme de la lumière. La table (avec son port de fleurs plastique) n’est qu’à un mètre, mais le cadre est en métal, le plateau en verre. Là encore, des matériaux froids. Puis la forme: il faut l’élégance d’un joueur de billard écossais pour s’y asseoir (ou se lever) sans se cogner. Moi, je n’y arrive pas. Donc je reste dans le canapé, à regarder le jeu, à écouter la soufflerie (réglée sur 29 degrés et qui ne chauffe pas, Gala a pris le seul radiateur) et par moment, je vérifie que le garçon est toujours en bas, sous le couvert — quant au produit qui sert à préparer la pointe, je viens de vérifier, il se nomme le “bleu”.
Umag-Srvar
A Détroit, au mois de juin, en 2014, la sensation d’étrangeté était complète, mais depuis, je n’avais plus fréquenté de lieu aussi inattendu, et voici Umag. Bien sûr, il faut imaginer que nous ne sommes pas en période normale, mais comment, lorsqu’on se couche et se réveille, mange et boit et dort, bref lorsqu’on remplit ses journées comme tout individu banal tenu au défi de la vie, invoquer sans cesse, devant l’étonnant spectacle, le fait que la période n’est pas normale? L’effort dépasse de beaucoup mes capacités (c’est d’ailleurs le danger bien pesé de toute modification programmée du réel quand bien même ne durerait-elle que quelques minutes). En tout cas, je n’avais jamais vu, jamais vécu, depuis mes trente jours d’errance dans Détroit, pareil lieu. Les habitants sont sympathiques, un peu rustres peut-être ou si l’on veut — car je n’oublie pas que je suis un dégénéré de Suisse — simples, autrement dit, pleins de bon sens. S’ils vous aident? Mais oui. Il suffit de demander. Je fais d’ailleurs en Croatie, l’expérience d’une sécurité dont je ne trouve la pareille qu’en Espagne (il faut dire “avoir le sentiment” plutôt que “faire l’expérience”). Mais revenons à l’étrangeté. Je jurerais que les habitants d’Umag n’ont aucune idée de ce qui se déroule au-delà de deux kilomètres; qu’ils ignorent où se situe leur ville dans la géographie régionale; et si le monde existe (hormis à travers les images de télévision, peut-être tournées en studio), ils demanderont, le jour où ils jugeront en avoir besoin, des preuves solides. Qu’en résulte-t-il? Une condition que je mesure seulement par occasion, sous l’effet de l’intuition : le suspend. Ils sont là ces gens de Umag, à Umag, et seront là, et seront encore et toujours là. Et si quelque chose vient de l’extérieur — ils ne le croient pas — ce sera un événement de la taille du météorite qui a valu aux dinosaures de disparaître.
Travail
Quoique je travaille peu, mes journées sont toutes organisées autour du principe de l’effort. Je crois qu’il faut s’efforcer. Qu’il existe un but. Et si je crois que ce but ne doit pas être imposé par le système économique, c’est seulement parce que je me juge libre de le remplacer, en tant qu’homme libre, par un but supérieur, disons transcendant. Demeure cette conviction que l’effort ou le travail — et entre l’un et l’autre il n’existe à mes yeux qu’une différence de degré dans la relation individuelle à la transcendance — sont l’élément fondamental et peut-être unique de la construction spirituelle de l’homme. En dehors du travail, pas d’homme axial.
H+
Si le vivant est une somme d’informations celles-ci ne sont pas écrites par l’homme et jamais ne pourront l’être. Ce que d’aucuns voudraient créer par l’information n’est pas un homme. Aucun être sans histoire, c’est à dire sans mystère, ne peut vivre. Fonctionner n’est pas vivre. Le contrôle du vivant est la fin du vivant.
Croix
“Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné?” veut dire (Jésus parle sur la croix): je ne parviens pas à renouer avec l’idée de Dieu. Pour nous, c’est moins tragique, car plus responsable: l’arrachement était volontaire, nous avons renoncé à l’idée de Dieu pour prendre la place de Dieu (projet nommé Progrès). Aujourd’hui, en fin de course, sur un même carrefour que Jésus, clochard primogéniteur, nous sommes égarés, c’est à dire maîtres des questions comme des réponses, et de la réflexion et du devoir qui incombaient autrefois au Dieu protecteur — or, de tout ce matériel, rien n’éclaire la suite de notre destin.