Silence

La nuit les gril­lons sont à ma fenêtre. Les échos de leur chant don­nent la mesure du silence. A trois heures trente, passereaux et mésanges sif­flent dans l’im­passe. Jusqu’à six heures, se suc­cè­dent les jeux de voltige et les bruits d’ailes. A l’an­nonce de l’aube, silence. Le phénomène est soudain: tout s’ar­rête, la lumière monte. Vingt min­utes plus tard il fait jour. Alors sur­gis­sent les hiron­delles. Par­ties des toits de pierre, elles pla­nent au-dessus des rues, plon­gent et rasent le pavé et remon­tent au ciel. Quand le pre­mier voisin (il n’y en a que deux) ouvre sa porte, je me rendors. 

Futurible

Etre hors du monde. Quand nous le serons, nous pour­rons refaire société, récupér­er la vie, récupér­er le bon­heur et finale­ment refaire le monde.

Hauts déserts

Mon­tée en début d’après-midi dans la lumière entre ciel bleu et terre rouge au monastère troglodyte de San Juan de la Peña. Plus rapi­de sur le vélo de course, j’at­teins mon but en une heure vingt, dépassé par une voiture, un camion, une moto. Le reste n’est que silence, vue large, pier­res chaudes. A l’ar­rêt devant l’église, barre de céréale pour se con­former à “ce qu’il faut faire “, une rasade d’eau chaude puis le retour par la même route cou­verte de lézards, gardée de hauts blocs. Au fil de la roue, des hameaux secs et jaunes (celui de Botaya dont le maire se réjouit d’avoir un chemin en impasse, “comme ça, per­son­ne ne vient nous voir”), un four à pain ruiné, une fontaine de source. Devant la Piste de glace du chef-lieu, après avoir couché le vélo dans le cof­fre de la Dodge, je vais au super­marché Géant faire de l’essence. Der­rière son guichet à lucarne bardé de métal, j’échange le salut puis l’ar­gent avec une nou­velle employée dont je ne saurais rien son vis­age caché par le dis­posi­tif de sécu­rité et le masque viral. A la mai­son, je cui­sine un filet mignon au cur­ry de Madras et gin­gem­bre frais; tan­dis que le plat mijote, j’en­clenche avec trois litres de bière sous la main le cycle cou­tu­mi­er com­bat MMA, musique extrême, vidéos psy-trance et con­tre-infor­ma­tions — une bonne journée.

An 2 (XXXIV)

“Les plages espag­noles ouvertes aux vac­cinés” titre la presse: pri­vati­sa­tion arbi­traire de l’e­space public.

An 2 (XXXIII)

Si on demandait aux Suiss­es “aimeriez-vous être à la place d’Alain Berset’ ”, aux Français “… à la place d’Em­manuel Macron?”, et ain­si de suite pour pays après pays, on com­prendrait mieux pourquoi ces gens moyens sont aux déci­sions. Or, ce ne sont jamais les moyens qui décident.

An 2 (XXXII)

Le virus est le signe d’une société grave­ment malade. La mal­adie étant dev­enue en quelques mois l’in­stru­ment de gou­ver­nance de qui recherche le prof­it plutôt que la vie, il ne faut espér­er aucun remède. Ce virus sous con­trôle, un autre appa­raî­tra et ain­si de suite jusqu’à l’a­tonie ou à l’ef­fon­drement du corps social sous le poids de la mis­ère sym­bol­ique (telle l’URSS des années 1990). A cette mal­adie poli­tique, il ne peut y avoir qu’un remède poli­tique. Si le dis­cours san­i­taire sert ici de leurre — il suf­fi­rait de soign­er — son effet est sur­réel, c’est à dire plus puis­sant que toute idéolo­gie : ren­force­ment des for­tunes, neu­tral­i­sa­tion des class­es moyennes, cap­ta­tion des avoirs indi­vidu­els, soumis­sion à l’ar­bi­traire en Europe, suiv­isme coupable en Suisse. Atti­tudes qui augurent d’un élec­tro-cap­i­tal­isme de type féo­dal basé sur l’ex­ploita­tion des robots et des immi­grés avec sa con­séquence fatale, l’emprisonnement psy­chologique du reli­quat de population. 

Sur place

Pas grand-chose sur ce que j’ai vu dans nos rues et d’abord la mienne, observée du fond de la turne, à l’ar­rière du mag­a­sin, puisque j’ai pour principe de paraître le moins pos­si­ble. Côté spec­ta­cle donc, un sché­ma d’ex­po­si­tion des espèces sous bocal. Pro­pa­gan­des sonore, visuelle, neu­rologique. Et vitesse. M’a surtout frap­pé la vitesse. Les esclaves économiques tour­ment comme des hélices. Nota­bles, notaires, avo­cats, den­tistes je com­prends, ils ont en com­pen­sa­tion des Porsche, des vil­las ros­es cochon, une ton­deuse IA, des avenirs pour enfants, mais les autres, les demi-por­tions, les Français sur chantiers, les Bosni­aques piz­zaio­lo, les livreurs turcs? Ils courent et suent, ils tou­ssent, ils font révérence. Et livrent et s’en vont. S’en revi­en­nent et livrent puis mâchent des piz­zas et som­meil­lent dans des sacs de couchage. Nul doute: ils ont acquis un télé­phone portable en or, ils finiront par acheter une petite Porsche. La société qui s’in­stalle ces jours au pays des Suiss­es: vaut son pesant de merde. 

An 2 (XXXI)

Que notre gou­verne­ment aille jusqu’à envis­ager vers­er de l’ar­gent aux infir­miers pour les con­train­dre à se vac­cin­er en dit long.

Expression

Fatigué d’en­ten­dre qu’il ne faut pas affich­er ceci, pas cela, que le revenu et la sit­u­a­tion, notre sit­u­a­tion d’en­tre­prise en dépend, fatigué d’en­ten­dre que l’ar­gent (que je reçois volon­tiers, fruit réguli­er du tra­vail) a une couleur chaque jour mieux définie, bien­tôt brevetée, une odeur et un émis­saire, et que l’on ne peut en Suisse tra­vailler pour tout un cha­cun si l’on veut con­tin­uer de tra­vailler, j’ap­pelle le débouté des affich­es, un annon­ceur poli­tique, par­tie prenant au débat qui fait rage dans le con­texte de la fausse crise san­i­taire, demande com­bi­en il a d’u­nités à pos­er, les reçois le lende­main matin et roule onze heures entre Genève et Sierre, scotch en main, matériel dans la sacoche latérale, afin de tartin­er au rythme de la course à pied les murs endormis de nos villes. 

Tourisme

Une forte pluie tombe sur Lau­sanne quand les enfants me rejoignent au mag­a­sin. Sur l’au­toroute, gri­saille, travaux et obsta­cles. La pro­gres­sion est lente, les retrou­vailles heureuses, nous allons enfin pass­er un  week-end ensem­ble après des mois sans se voir; par­fois, je me dis que j’au­rai peu con­nu le quo­ti­di­en des enfants, par exem­ple j’en suis encore à deman­der des nou­velles des cama­rades qu’ils côtoy­aient il y a dix ans lorsqu’il vivaient une semaine sur deux avec moi à Lhôpi­tal, dans l’Ain. Pour me racheter, j’énumère les recettes que je vais cuisin­er (gratin de morue, champignons far­cis au chori­zo, cœurs de jeunes artichauts frits, bro­chettes de filet mignon andalou…) quand le télé­phone de la voiture sonne: la secré­taire de l’Of­fice du Tourisme du Lac Noir, elle demande quand nous arriverons. Il est à peine seize heures, c’est un jour ouvrable (plus tard, je ver­rai que l’ho­raire de loca­tion com­mence à 16h00 et s’achève à 9h30 le matin!). Dans la mon­tée de Plaf­feien, nous peinons der­rière un tracteur quand le télé­phone sonne pour la deux­ième fois. La secré­taire: “fouz’ arrivez?”. Demi-heure plus tard, sous une pluie bat­tante, nous pas­sons la porte de l’Of­fice. La secré­taire voit que c’est nous et s’en va. Son col­lègue, un aimable singi­nois, nous remet les clefs de l’ap­parte­ment de loca­tion et désigne un immeu­ble chalet cou­vert d’échafaudages. “La sta­tion est com­plète, ajoute-t-il, mais vous pou­vez vous gar­er là!”. Il mon­tre le park­ing: trois cent places et toutes sont disponibles. Valis­es et sacs de vict­uailles déposés, nous com­mençons l’apéri­tif quand Luv remar­que: “papa, il n’y a ni servi­ettes ni draps!”. Aplo et moi courons jusqu’à l’Of­fice. Juste­ment, le Singi­nois quitte son poste. Nous arrê­tons sa voiture.  “Vous ne saviez pas? C’est en option”. Il dis­paraît dans la pluie, revient avec des draps. Nous recom­mençons l’apéri­tif. Je déballe le jam­bon ser­ra­no, attrape une assi­ette dans l’ar­moire. Elle est sale, il faut la laver. Il n’y a ni pro­duit vais­selle ni d’éponge. Plus tard, Luv: “papa, il n’y a qu’un rouleau de papi­er toilettes!”.