Mois : mai 2019

Dniepr

Berges de sable blond sur la Dniepr. Elles vien­nent de la forêt épaisse, vont jusqu’au fleuve. Au milieu de la nappe d’eau, si vaste qu’elle se con­fond avec un lac, le bateau à deux niveaux, de la taille des embar­ca­tions du Léman, sem­ble per­du. Il amorce un arc de cer­cle, tourne sans manoeu­vre. D’un pont mas­sif, des sauts à l’élas­tique. Sur la colline, la stat­ue de la Mère-patrie, soix­ante-deux mètres d’acier.

Ferveur

Cat­a­combes de Sainte-Lau­re que l’on par­court bais­sé, un cierge à a la main, par un réseau de tun­nels. Sur­gis­sant au hasard de la pro­gres­sion, soudain une dizaine de vis­ages en prière, bap­tême ou com­mu­nion ordon­née par un pope. Dans des nich­es ouvertes à même le rocher, les dépouilles des saints, le corps vis­i­ble dans le cer­cueil de verre.

Capitale

Pop­u­la­tion solide, tran­quille, con­sciente de son ter­ri­toire, de son passé, du présent et des dif­fi­cultés. Qui sem­ble prof­iter de la vie, peut-être parce qu’elle est dure, et pour­rait le devenir. Les hommes tien­nent les femmes par la main, les femmes mon­tent sur les socles des stat­ues et se font pren­dre en pho­to par les hommes. Au ter­rasse, de l’al­cool. Et des rues qui vont aux avenues, des places qui ouvrent sur l’hori­zon. Une pesan­teur des corps plutôt que cet état aérien que feignent nos malades de Suisse et de France et de l’Eu­rope multi­na­tionale qui n’osent regarder ni les étrangers ni le voisin ni l’amoureuse ni le passé ni le présent et qui, en dés­espoir de cause, regar­dent les vitrines.

Kiev 3

Tir aux pigeons dans une ban­lieue de la cap­i­tale. Au bout d’une allée encadrée d’ar­bres dont les branch­es ont été tronçon­nées, un tank. Trois hommes en kaki fument. Nous rejoignons le stand à pied. Tirons en plein champ. Les lots de car­touch­es épuisés, retour sur le chemin. Pho­to de ces arbres vio­len­tés qui ressem­blent à des pieux. Dans la forêt, des coups de feu. Autre stand. Brin­que­bal­ant. Sorte de masure pour­rie sur les rives du Mékong. L’in­struc­teur, lui, est solide. Pat­i­bu­laire même. Et crasseux, bru­tal. Les yeux plein d’al­cool, le T‑shirt en sueur, une pis­to­let à la hanche, il est entouré d’ado­les­cents qui font leur bap­tême. Alors qu’il nous fait signe d’ap­procher, un tireur décharge sa Kalaschnikov. Mon oreille qui sif­fle toute l’an­née, réag­it mal. Je me jette sur les Pamirs. Des loques. Ne pro­tè­gent pas. Heureuse­ment, j’ai sur moi des tam­pons de cire. Je les cale. Suf­fit pas. Mais surtout, le tireur sem­ble dan­gereux. Cig­a­rette au bec, il retire le mag­a­sin de l’arme entre deux coups, tape sur la culasse, envoie des pruneaux trop bas, dans la clô­ture, trop haut, dans le talus. Evola et Mon­a­mi tirent assis sur un tabouret ban­cal, le canon posé sur un bloc de vieille mousse. Je passe mon tour, vais dans la forêt. Une rom­bière en mini­jupe, la tig­nasse décol­orée, s’a­muse avec son caniche. Elle a une hache à la main. Son marie fouille le cof­fre de la voiture. La rom­bière va au stand, embrasse le pat­i­bu­laire. Je regarde ce que fait le chien. Il évite les balles. Le pat­i­bu­laire laisse le stand aux tireurs. Il vient saluer le chauf­feur de la voiture. Ensem­ble, il tirent du cof­fre le matériel d’un pique-nique. Ils vont boire et manger au milieu des coups de feu.

Kiev 2

Ville étagée sur des collines, ouverte sur le Dniepr, et mas­cu­line, et fière. S’y promè­nent de ravis­santes femmes habil­lées comme des femmes, en robe, talons et cheveux. Aux abor­ds des parcs à la végé­ta­tion foi­son­nante (l’un d’en­tre eux se nomme Le square des intel­lectuels de Kiev), des bâti­ments car­rés et lourds, le long des trot­toirs des kiosques à cig­a­rettes, café, pain, limon­ade que tien­nent des vieilles en fichu. Un métro début de siè­cle fait de mar­bre et de cuiv­re. Nous cir­cu­lons ain­si, ou avec des voitures de com­mande, pour vis­iter le monastère de Sainte-Sophie puis arpen­ter le “Mont­martre”, quarti­er où se tient un marché aux puces. Comme dit Evola,  “c’est autre chose que Paris!”. Dis­ons-le, c’est le passé per­du, spolié plutôt, c’est l’an­ti­dote à notre Europe stan­dard­is­ée, numérique, malade, ven­due, africaine.

Kiev

Les taxis ! Vous savez qu’ils trichent. Vous ignorez com­ment. Ils trichent. Com­ment, vous le décou­vrez après coup. A pied de quai, je négo­cie le prix avec le chauf­feur (je me suis ren­seigné, c’est 20 Euros). Il indique le comp­teur. Soit. Mais le comp­teur est fal­si­fié. Je m’en aperçois, dès que nous sommes en route. L’aéro­port dis­paru, le chauf­feur arrête le voiture, retire de son toit le signe TAXI. Puis il fait la con­ver­sa­tion: son but, savoir com­ment je vais réa­gir à l’ar­naque.
-Pre­mière fois à Kiev?
-Non, je viens sou­vent.
-Touriste?
-Tra­vail.
-A l’hô­tel?
-Trop cher, je dors chez des amis.
Après deux ou trois banal­ités, le chauf­feur est pris de ner­vosité. Moi aus­si. Encore loin du cen­tre, le comp­teur affiche une somme trois fois supérieure au prix. Au lieu de me repli­er, je me déploie (sur le siège arrière). La ner­vosité est pal­pa­ble. Le chauf­feur ne cesse de louch­er dans son rétro­viseur. Lorsqu’il me dépose, je tente l’hu­mour.
-Je ne suis pas Améri­cain.
Et je divise le prix par qua­tre. Longue dis­cus­sion. Con­traire­ment à ce que je craig­nais, aucune men­ace. Le ton demeure cour­tois. Tout de même, je paie plus que le prix. Bref, le strat­a­gème a payé. Me voici entre un Fast-food et un petit cirque, au pied d’une bâti­ment gris flan­qué d’une porte en fer. La rue donne sur une place de type sovié­tique. En son cen­tre, sur une haute colonne, une étoile rouge. Des tramways, un opéra pop­u­laire, des kiosques à café, des petits bus jaunes, du soleil, des filles ravis­santes à la peau diaphane. Evola a dit “je serai assis sur le trot­toir ou, s’il doit pleu­voir, au restau­rant japon­ais le Myaka­mi”. J’ig­nore si l’adresse (en cyrillique, invéri­fi­able) est la bonne, mais il a un Japon­ais. Per­son­ne ne vient. Quant à mon télé­phone, il ne fonc­tionne pas. J’ar­rive au deux­ième ren­dez-vous, rue Maid­en, en soirée et trou­ve Evola et Mon­a­mi instal­lés devant des bières au pre­mier étage d’un bar de la taille d’un demi ter­rain de foot­ball.
-Com­ment avez-vous fait pour vous recon­naître, demandé-je à Evola, vous vous voyez pour la pre­mière fois, n’est-ce pas?
Evola: “Je n’ai pas eu à réfléchir, je suis allé droit sur lui. Il n’avait pas l’air d’i­ci.“
Plus tard, de retour à l’ap­parte­ment, je vois que j’at­tendais à la bonne adresse, bien que le restau­rant japon­ais porte un tout autre nom que celui indiqué par Evola. Main­tenant, il est deux heures du matin et nous buvons au bar d’un hôtel mal éclairé. Des Ukrainien ivres veu­lent nous emmen­er dans une dis­cothèque “de l’autre côté de la rue”. “Elle est juste là”, répè­tent-ils. Il fait noir, l’av­enue est large, pas une seule enseigne.

Sants

Il pleut sur Barcelone. Gare de Sants, une annonce reten­tit. Un train a dérail­lé. Les esca­la­tors déversent des voyageurs. Le souter­rain se rem­plit. Il y a foule sur les quais. Cha­cun guette le fond de tun­nel. Beau­coup de valis­es. Des regards inqui­ets. Les avions n’at­ten­dent pas. Depuis mon vol man­qué pour Bangkok, je me donne du temps. Aujour­d’hui, je me félicite d’avoir pris de l’a­vance. La rame pour l’aéro­port arrive avec une heure de retard. Elle s’ébran­le, fran­chit le tun­nel, émerge à l’air libre. La pluie a redou­blé. Un roumain joue à la trompette un stan­dard du jazz. Un Sué­dois rouge écrevisse chante avec le musi­cien de rue, mais ne donne rien quand l’homme tend le cha­peau. Banlieues aux parois taguées. Bar­i­o­lages dép­ri­mants. A midi, j’embarque sur un appareil de Ryanair. Pour 4 Euros sup­plé­men­taires, le sys­tème de vente en ligne sug­gérait “Evitez le siège du milieu”. A ce prix, ai-je pen­sé, tout le monde paie. Or, sur l’ensem­ble des sièges, il n’y a qu’un tiers qui est milieu. Mais que je ne peux con­firmer la justesse de ce raison­nement : comme annonçait la machine, je suis puni, ma place est au milieu, entre un man­ant médié­val (cheveux tombants, frange sur les yeux) qui se cure les ongles et une jeune géante ukraini­enne. Avec le retard dû aux “autorités por­tu­aires” qua­tre heures de vol dans ce siège, le plus étroit et le plus court que j’aie connu.

Saragosse

Vingt min­utes avant le départ de mon car. Le maire d’A­grabuey doit me con­duire à la ville. Juste rev­enue d’un chantier, il mange. Penché sur le canal qui jouxte sa mai­son de pier­res, je me fig­ure le tra­jet: le car, la nuit d’hô­tel en gare de Saragosse, le train rapi­de pour Barcelone, l’avion pour Kiev. “C’est la voiture de mon frère, me dit le maire. Voyons, com­ment la con­duit-on?” Pour lui faire enten­dre que je suis pressé, je lui racon­te la mésaven­ture d’il y deux semaines: l’ou­bli de la date du voy­age. Il démarre enfin, monte sur la mon­tagne, salue les voisins, un paysan, des ouvri­ers, une famille. Pour me ras­sur­er, je pense: il a ren­dez-vous chez le den­tiste. Et en effet, il me dépose à temps. Instal­lé dans la car, capuche relevée, écharpe autour du cou et sur le nez pour me pro­téger de l’air con­di­tion­né, j’ou­vre mon ordi­na­teur. Je comp­tais cor­riger TM que l’édi­teur veut envoy­er à l’im­primerie. Mau­vaise manip­u­la­tion des fichiers, je n’ai pas le texte. A l’hô­tel, on me donne une suite. Soix­ante-sept mètres, les baies vit­rées don­nent sur la grande entrée des AVE, au loin se détachent les ves­tiges de l’ex­po­si­tion uni­verselle, ponts futur­istes, arch­es, build­ings. La gare actuelle de Saragosse, Les Délices, est l’un des bâti­ments d’Eu­rope les plus vastes et lourds que je con­naisse. La façade du par­al­lélépipède approche le kilo­mètre. En briques rouges, repeinte et murée, la gare des années 1950, main­tenue pour mémoire, sem­ble en com­para­i­son un jou­et qu’un enfant bâtis­seur aurait posé là du bout des doigts. Dans les étages, ma cham­bre, belle suite avec salon et bureau. Je n’en prof­ite pas, il faut cor­riger. Dans le lob­by, par­mi les Chi­nois (que font-ils là, seraient-ce des Chré­tiens, vien­nent-ils révér­er la Vierge del Pilar?). Long tra­vail con­cen­tré dont je sors à la nuit les yeux rouges. Après les Diva­ga­tions heureuses des pre­miers livres (il y a vingt ans tout de même), la vie matérielle, assor­tie d’un con­stat effrayé. Tel est ce réc­it: plein d’in­quié­tude et de noirceur. Se relire n’est d’ailleurs pas un exer­ci­ce facile quand on puise ses idées dans l’ex­péri­ence, la vie défile. Retour dans la suite où je pense trou­ver le som­meil. En vain. Il faut dire, la veille, j’ai dor­mi douze heures. Le matin, il pleut sur Saragosse. Au buf­fet du petit-déje­uner, les Chi­nois. Et une seule machine à café. L’une des touristes du voy­age organ­isé pour­suit la cuisinière un ther­mos à la main. Elle veut de l’eau, mais dis­tingue entre l’eau froide (cold water), l’eau glacée (ice water), l’eau chaude (hot water) et l’eau cham­brée, qu’elle appelle sim­ple­ment “water” et pour laque­lle les Espag­nols ont un mot spé­ci­fique, “al tiem­po”. Plus bas, beau­coup plus bas, les quais de la gare sous un pla­fond de trente mètres. Le ven­tre du bâti­ment résonne de la pluie qui crépite sur les ver­rières. Pour rejoin­dre le con­trôle des bagages à l’ac­cès aux trains depuis la suite, le kilo­mètre à par­courir. Moins d’une heure et demi plus tard, je suis à Barcelone

T.O.

Bien des gens ne tra­vail­lent pas. Comme on dit, “ils n’ont pas de tra­vail.” On oublie que si la for­mule vaut c’est que nous vivons le temps du tra­vail oblig­a­toire. Cha­cun est tenu de se hiss­er au niveau du salaire moyen; de ce fait, cha­cun soumet son corps et son esprit à la mécanique extérieure de l’é­conomie. Dans ces con­di­tions, écrire est un luxe. Refuser d’écrire ce que le com­merce réclame, c’est-à-dire per­sévér­er dans son iden­tité, un autre luxe.

Traversée à vélo

Ter­res vierges sous le soleil, roches mas­sives dans l’air bleu, val­lées étroites où chantent les oiseaux, vues qui dix jours de suite mon­tées à mes yeux pro­duisent un bon­heur durable.