Les jours se suivent et ne se ressemblent pas, dit-on. Vérité incontestable. Pour s’en apercevoir, rien de plus sûr que de vivre comme un moine pendant une période. Car c’est dans la répétition quotidienne du même programme, quand précisément les jours se suivent et se ressemblent que l’on s’étonne de voir à quel point sans cesse l’inattendu défie les attentes.
Mois : juin 2016
Rue
Formidable spectacle de la rue! Dès que baisse la chaleur, les habitants du Palo descendent leurs chaises sur le trottoir, installent à même le sol les parcs des enfants, allument un poste radio, se versent à boire, invitent les voisins et passent la soirée là, occupés au spectacle de la rue, voitures qui défilent, piétons qui marchent, menues affaires, imprévus, éclats de voix, réjouissances minuscules.
Solutionnisme
Mardi, un attentat à l’aéroport d’Istambul fait quarante et un morts. Douze heures plus tard, le voyageurs circulent dans les halles, mangent dans les restaurants, montent dans les avions. Ils poussent leur caddies dans les couloirs encore ensanglantés et contournent sans manifester grande émotion les secteurs où se sont fait exploser les kamikazes. S’ils s’arrêtent un instant pour photographier, le cliché montrera le rideau installé par la police pour isoler la scène.
Le journal Le Monde, avec une ironie voulue que je trouve, étant donné la gravité de l’acte, déplacée, titre: “retour à la normal à l’aéroport Atataurk”. Quant à poser des questions, nul n’y songe. Celle-ci par exemple: l’entrave à la circulation est-elle devenue sacrée?
Pour illustrer les vertus de l’économie collaborative, certains américains solutionnistes recourent à la métaphore classique de la fourmilière. Lorsqu’un insecte de taille doit être transporté, disent-ils, les fourmis conjuguent leurs efforts. Ne conviendrait-il pas plutôt de remarquer que, lorsque j’écrase une fourni sous mon pouce, les autres fourmis continuent de fonctionner.
Complexité
Quand la vie s’allonge grandit la complexité. L’enfant n’est pas le jeune homme, le jeune homme n’est pas l’adulte. Rapport à soi et rapport aux autres s’enrichissent. Ce mouvement fatal et réjouissant est lourd d’obstacles. Mais il y a plus: si la complexité est proportionnelle à l’expérience de soi et que celle-ci exige du temps, en ce début de XXIème siècle l’adulte n’est plus l’adulte d’autrefois. De fait, l’espérance de vie au moyen-âge était de quarante ans. Si l’on admet que la complexité de l’individu détermine un niveau d’attente et implique une bataille contre la moyenne, que nos vies puissent s’insérer sans trop de heurts dans le concours du groupe relève de l’exploit. De même, il faut admettre que l’héroïsme des exploits attribués à des figures légendaires de l’époque — toute littérature écartée — semblerait aujourd’hui banale au regard de notre époque. Ces exploits ne mériteraient peut être pas même la mention. Ce qui annule une part de nos mythes.
Chiens
Ce dimanche avaient lieu en Espagne les secondes élections parlementaires en six mois, les formations issues des précédentes n’ayant pas dégagé de majorité circonstanciel pour élire un premier ministre. Sur la côte, les Espagnols vivent cet événement dans la résignation et promènent leurs chiens. Quand on les questionne, ils n’ont qu’un mot à la bouche: les politiciens sont des voleurs. A en juger par les affaires de corruption que rapportent chaque jour les quotidiens (plusieurs pages dans chaque édition), ils n’ont pas tort. Il faut par ailleurs remarqué que la gabegie que font régner les politiciens dans l’enceinte parlementaire depuis six mois n’a fait qu’augmenter leur discrédit auprès de la population: avec ou sans gouvernement, rien dans la vie quotidienne des Espagnols n’a changé au cours de cette période. Au-delà des joies apparentes qui se traduisent par les promenades en famille, les repas en groupe et le chant, le désespoir s’exprime dans un marché en croissance rapide, celui du chien. Plus précisément, celui du chien de laboratoire, de la taille d’un rat, que l’on coiffe dans des salons spécialisés, masse dans des cabinets spécialisés et traîne derrière soi à tout heure du jour et de las nuit comme une réconfortante peluche. Le mal serait moindre si, à force d’être gavé de produits vitaminés, ces chiens devenus fous ne s’étaient mis à parler. Un trop plein d’énergie (la plupart des résidents de la côte étant des locataires, les bêtes sont stockées en appartement), les fait pousser sans interruption un agaçant babil. Les politiciens ne s’y sont pas trompés qui ont fait posé dans toute l’agglomération des affiches où l’on voit un électeur poser avec son chien sous ce slogan: “Sa voix, ton vote!” — (“Su voz, tu voto!”)
Petit magasin de disques
Petit, ce magasin de disques comme il en existait jusque dans les années 1980. Plancher repeint, bacs de guingois bourrés de vinyles et la section nouvelle des CDs. D’ailleurs, je connais le vendeur, un vieux punk sur le retour, la crâne désormais nu. Il fait sa caisse du matin. Je feuillette les albums. Soudain la porte tinte. Entre un trio de messieurs.
- Tes amis? Demande le vendeur.
Ce sont des hommes en pantalon gris. La chaleur les oblige à tenir leur veste de costume sous le bras. Ils portent une même chemise rayée.
- Jamais vu!
Et je continue ma compilation des arrivages. L’un des hommes se met à articuler des noms:
- Felix Grade? Jean Bourèle? Oscar Dominguez?
Je comprends: il énumère une liste de clients. Le vendeur répond:
- Pas payé. Pas payé. En faillite. Pas payé.
Puis comme l’homme à la chemise accélère son énumération des créanciers:
- En faillite! En faillite! En faillite!
Un instant, je me distrait car j’ai découvert un album de Crass qui publie des bootlegs de Discharge avec Sid Vicious au chant. Quand je renoue, j’entends les trois hommes déclarer sur un ton aimable :
- Aucune importance, continuez à tenir votre magasin de disques!
Boukowsky
Adolescent, j’admirais Vladimir Boukowsky, l’auteur de “Une nouvelle maladie mentale en U.R.S.S: l’opposition”. Écrivain, il a passé 12 ans de sa vie en camp avant d’être interné en asile psychiatrique. Privé des moyens d’écrire, il fut contraint d’apprendre par cœur, ligne après ligne, le livre qu’il portait en lui afin de le retranscrire s’il venait à être libéré. Mais ce qui m’avait particulièrement impressionné est sa décision, au moment d’entrer en détention, de s’en tenir à ce qu’il savait ce jour-là, de ne rien croire de ce qu’on lui dirait par après, de mettre en quelque sorte son intelligence en veilleuse jusqu’au jour où il retrouverait le monde libre. J’ignorais qu’il fut encore vivant. Il vient de déclarer: “Le vieux système soviétique n’était pas réformable. L’Union européenne non plus. Mais il y a une alternative à être gouverné par ces deux douzaines de responsables autoproclamés à Bruxelles, ça s’appelle l’indépendance. Vous n’êtes pas forcés d’accepter ce qu’ils ont planifié pour vous. Après tout on ne vous a jamais demandé si vous vouliez les rejoindre. J’ai vécu dans votre futur et ça n’a pas marché. »