Même le cochon devient indigeste. Que font nos apprentis-sorciers à ces pauvres bêtes?
Pyrénées
Longues nuits, longues heures à boire, longues sorties à vélo, sur les routes de montagne odorantes et désertes. Gravissant le col côté français, j’encourage un pèlerin muni d’un bâton de berger. La barbe carrée et le crâne nu, son poncho ruisselle de pluie. Tandis que je sue les bras sur le guidon, j’entends l’écho de ses souliers. Plus haut, c’est un étrange troupeau de moutons. Les animaux broutent le pré en formant un cercle régulier. Il sont nombreux et voraces. Le cercle grandit. Avant de disparaître dans un lacet je me retourne, le cercle a encore grandi. Aux douanes, bâtisses abandonnées, règlements peints, ni drapeau français ni drapeau espagnol, — je bascule sur la station de ski: remonte-pentes aux sillons terreux, véhicules de chasseurs, pluie fine. Et des casernes, elles aussi abandonnées. Dire que les gens continuent d’affluer vers les villes. Pourvu qu’ils ne reviennent jamais.
Badernes
Une vie en retrait de la société. Le paradis anticipé. Mais quelle lutte pour y parvenir! Que de brouillard à brasser! Combien d’individus à qui tourner le dos! Et se trisser, et fuir, en priant pour qu’ils ne vous rappellent pas. A l’occasion, ils hantent l’exil heureux tels des fantômes. Un nom est cité par un parent resté en Suisse ou un médiocre qui a œuvré paraît soudain sous les caméras et vos proches veulent que vous le sachiez. Ou encore, comme hier, une photographie en une des journaux de Genève montre l’équipe de militants qui a ravi le mandat électif du Conseil d’Etat: tous me sont connus, trente ans qu’il attendaient devant la porte. Quel progrès moral attendre d’une société qui remplace les anciennes badernes par de nouvelles badernes? Quel espoir d’une direction intelligente quand les postes de responsabilité ne sont que compensations pour des ratés qui dévident leur pelote de frustrations?
Carnets
Voilà trente ans que je lis et relis les Carnets de Louis Calaferte et le même nombre d’années que je me répète ma position devant la religion: la foi crée son objet. Or hier, feuilletant une nouvelle fois le volume IV des Carnets intitulé Le spectateur immobile (notes des années 1978–1979), je lis: “la foi crée son objet”. D’une part je m’étonne de n’avoir jamais relevé cette phrase; d’autre part je m’explique mieux les accointances que j’ai avec cet auteur ou plutôt la “sympathie” que j’ai pour son mode de pensée ; mais surtout, je m’étonne des conséquences si différentes sur son esprit, sur le mien, de ladite position religieuse, lui déiste, amateur des Ecritures, de la cosmogonie chrétienne, moi abstrait, expérimental, amateur d’ineffable.
Tyrolienne
Cette année, il est impossible de remettre en état le pont sur la rivière, les tubes qui filtrent l’eau sous le passage sont combles, les cailloux se sont entassés, des cailloux gros comme des météorites. Nous avons considéré le problème. Un pelle mécanique, disais-je. Evola doutait. A part lui et moi, personne n’emprunte ce passage. Si, Juan. Depuis qu’il ne monte plus son troupeau à l’alpage, il loue les terres du plateau à son cousin, mais l’été le problème ne se pose pas: on franchit à gué. Or voici l’automne. Il n’a pas commencé de pleuvoir. C’est pour bientôt. Evola répète: “Juan a commandé un tractopelle en Chine”. Six mois cette commande: la machine doit être dans l’Océan, sur un cargo, en route. Et il ne va pas tarder à pleuvoir. En avril, à la fonte des neiges, comme les deux années précédentes, une vague se forme devant le pont, impossible de traverser donc de se ravitailler, il faut avec les provisions du bord tenir dix ou quinze jours et prier pour que ne survienne pas d’urgence. Quand je dis “traverser”, j’entends en quatre-quatre, pas avec un véhicule de ville. Nous sommes allés rendre visite à la voisine. Trente ans qu’elle vit sous les arbres, avec ses ânes, ses asperges, ses patates. Jusqu’à Noël dernier, elle n’avait pas l’électricité. Pour se rendre sur son terrain, ni route ni chemin. Un sente conduit sur la berge, une tyrolienne permet de franchir le cours de rivière. Evola photographie l’ouvrage, nous établissons un croquis, nous demandons conseil à la voisine. Le lendemain, nous sommes à l’ouvrage sur notre portion de rivière. Ebrancher l’arbre qui servira de principe d’amarrage, creuser la berge opposée pour ficher un mât de métal, calculer la longueur du filin, passer commande de poulies, de ciment, de tenseurs. La semaine suivante, l’ouvrage prend forme. Entre temps Evola a construit une nacelle. Nous la suspendons, il y monte, il se lance, il tombe à l’eau. Nous vérifions l’accroche, la tension, l’équilibre. Deuxième essai, il tombe à l’eau. La troisième fois, il passe, mais le cul est au ras du flot. Comment tendre, la force des muscles n’y suffit pas et nous n’avons pas de treuil? Evola descend son quatre-quatre dans la rivière, nous attelons le filin à la boule de traction, il démarre, en équilibre dans l’arbre je serre le joint quand le filin est tendu. Après deux jours d’efforts, ça y est: la nacelle glisse d’une berge à l’autre, Evola circule dans les airs, il pourra faire ses commissions à la ville les jours d’orage et de printemps. Le lundi, il m’appelle catastrophé. Un gardien de la faune et de la flore, concrètement un écologiste portant un uniforme de policier, est monté de la capitale lui intimer le retrait immédiat de l’ouvrage au prétexte que l’ombre du filin “effraie les poissons”.
Or
La vitrine numérique du marchand d’or en ligne est pleine de promesses: fluidité dans l’exécution des ordres, faiblesse de la marge, garantie et sécurité. De quoi donner confiance. Au moment de passer l’ordre d’achat, la tracasserie. Pas une vérification d’identité, une fouille complète avec mise à nu. Convaincu de ma spéculation, je m’exécute. Cela ne suffit pas. Plus royalistes que le roi, ces marchands serviles exigent une preuve “physique” de l’adresse de domicile. Et un numéro de téléphone “valable”. Après refus, je m’en vais lire la loi. Ces exigences n’en font pas partie. C’est une interprétation abusive. Donc les marchands, apeurés par l’Etat, en font tant et plus. Et de collecter un faisceau d’information typique des régimes de totalité: location du corps, géolocalisation téléphonique, origine et lieu de stockage des avoirs. Il est vrai que pour voler toujours plus au nom de l’Etat et des instances illégitimes qui lui commandent (bureaux bruxellois), il faut parfaire l’outil.
Automne 4
Avant les vacances d’été, j’avertis le plombier qu’il faudra changer la chaudière. Je le lui rappelle en août. J’écris en septembre. Début octobre, j’annonce que cela devient urgent. Hier, la température baisse. Sans chaudière, j’allume mes poêles et rappelle le plombier. “Je vais demander les prix”, me dit-il.
Automne 2
A la fin août l’abreuvoir des anciennes écoles est à sec. Je me renseigne. Le cours se serait-il déplacé? Y a‑t-il un bouchon? Il y a quelques jours, je pose à nouveau la question. Le paysan qui vit depuis 78 ans au village, dans la même maison, à quelques pas de l’abreuvoir, me dit qu’il n’a jamais vu ça. La source est tarie. Cet été, il a plu quatre jours et ces jours, juste quelques heures. Ce matin, je marche en partie basse de la vallée où l’éleveur garde ses vaches: son abreuvoir qui prend à une autre source est aussi à sec.