Adaptatif

Le soleil ne se couchait que si on s’en allait dormir.

Sérigaphie

Retour du ren­dez-vous avec les ingénieurs de Polifoam. Par mail, je pré­cise au moyen d’un tra­duc­teur automa­tique mes besoins à mon ren­dez-vous suiv­ant, le directeur de l’ate­lier de séri­gra­phie Lord Print. Nous con­venons de faire un essai d’im­pres­sion sur du polyéthylène, j’ap­porterai un échan­til­lon lun­di à treize heures. La chaleur dans le dos, je pars à l’a­vance, prends le métro à Lehel, vais au bout de la ligne 3. A Kos­suth, je monte dans le tram 14. Il tra­verse une ban­lieue, bifurque, tra­verse une friche indus­trielle, tra­verse une forêt. Il ne reste plus qu’une ado­les­cente mi-homme mi-femme à bord de la rame. Les écou­teurs sur la tête, elle joue sur une con­sole. La forêt défile, il y a des clochards dans les arbres, je décompte les arrêts. La rame plonge dans un tun­nel. De retour en ville le paysage est changé, on se croirait en Tran­syl­vanie: pavés ronds, rue en dos d’âne, voitures qui caho­tent, masures aux toits plongeants. Au sep­tième arrêt, je descends. Le con­duc­teur fait enten­dre un son de cloche, les portes à ven­touse se fer­ment, la rame s’en va. Sur le faubourg règne un grand silence mais je vois mon but, ça doit être çà mon ate­lier du 42 Fó ut (mot qui sig­ni­fie “artère prin­ci­pale”), la devan­ture pub­lic­i­taire ne mon­tre-t-elle pas des pots de pein­ture? Je m’ap­proche. Deux mal­abars en sueur char­gent un petit camion. Zut, ce n’est pas le bon numéro. Donc je marche. Vers la gauche d’abord, et les nom­bres dimin­u­ent. Vers la droite ensuite, et les nom­bres dimin­u­ent. Revenu sur le car­refour, là où le tram m’a déposé, je vise la plaque de rue: Fó ut. Au loin j’aperçois une épicerie. Deux ouvri­ers, l’un grand comme un pom­mi­er, l’autre qui lui arrive à la cein­ture. Ils parta­gent une bouteille de rouge. Dans mon meilleur hon­grois, je fais: “you know Lord Print?” Et je tends mon papi­er où il est écrit “Fó ut 42”. Le grand réflé­chit. Il dit: “ce sera à gauche”. Il dit: “fau­dra tra­vers­er”. Il dit: “à cinq cent mètres”. Il réflé­chit et dit, “plutôt à 450 mètres”. En effet, je trou­ve le 42. Le nom­bre est écrit à la pein­ture sur un corps de ferme muré. Soudain la porte cochère s’ou­vre. Je regarde dans la cour, c’est une cour avec des poules. Le type a ouvert pour sor­tir la voiture, une guim­barde de l’époque russe. Le type ne m’a pas vu, ou ne me voit pas, ou il est clame, très calme. Il va mon­ter dans la guim­barde, il monte… Avant que ne claque la por­tière, je lui mon­tre mon papi­er. Il réflé­chit et dit: “il sera là à 13 heures”. D’ac­cord, j’ai cinq min­utes d’a­vance. Le type sort sa voiture, referme la porte cochère de la mai­son. démarre. Je suis sur le trot­toir, devant la ferme murée. Le tram 14 passe. Il y a des oiseaux. Les ouvri­ers à la bouteille de rouge ont dis­paru. A treize heures une voiture se gare devant la ferme. Même guim­barde que celle qui l’a quit­té quelques min­utes plus tôt. Le type qui en sort n’a qu’un oeil. Il est flan­qué d’une jolie gamine blonde. Je lève la main. Il me remar­que. Je lui tends mon papi­er. Il prends, il lit, il me le rend. Il baille la porte cochère, me fait signe de pass­er. Les yeux rivés sur son télé­phone, la gamine passe la pre­mière. J’en­tre dans la cour, les poules coura­tent. Nous emprun­tons un couloir encom­bré de vielles machines à coudre Singer. Nous sommes dans une grange. Le vol­ume est occupé par une drôle d’im­p­ri­mante à bras qui ressem­ble à un poulpe ten­tac­u­laire. La gamine grimpe sur la table de tra­vail, elle se couche sur un morceau de car­ton. Il fait une chaleur à faire fon­dre un boeuf. Les gouttes qui per­lent de mon front s’écrasent sur le sol pous­siéreux. Je tends mon échan­til­lon de polyéthylène à l’homme mono-ocu­laire. Il le tord, le roule, l’ap­pré­cie. Cepen­dant je cherche dans la mémoire de mon télé­phone des images du cube et des images des let­tres imprimées sur les faces du cube. Le type regarde les clichés. Il ne hoche pas la tête, ne dit ni oui, ni non. J’es­saie de lu par­ler en anglais: il fait “non”. Alors il attrape le portable de sa fille. Aus­sitôt la gamine se met à taper des pieds sur le car­ton. Le type ne lui intime pas l’or­dre de se calmer, elle ne se clame pas. Les yeux brouil­lés de sueur je tape dans le tra­duc­teur Google: “il me faut des let­tres de 40 cen­timètres de hau­teur en jaune orange rouge”. la gamine sort un ven­ti­la­teur de son cartable, pour me nar­guer elle se ven­tile. Le père à l’oeil unique et moi, cha­cun à son tour, tapons sur le clavier minus­cule du télé­phone un deux trois mes­sages. Mon jeans change de couleur, il est imbibé de sueur. Le type empoigne l’échan­til­lon, cale un tamis dans l’un des bras de son poulpe, le badi­geonne de pein­ture blanche, ver­rouille le ten­tac­ule et imprime l’échan­til­lon. Je le remer­cie et j’écris sur le télé­phone vers lequel la gamine tends la main en implo­rant: “demain, quelqu’un vous don­nera des nou­velles en Hon­grois”. En guise de salut, je dis en français à la gamine ” pau­vre fille va!”, et je sors dans la cour, et je sors dans la rue, et je vais à l’épicerie, j’achète de l’eau, une bière un coca-cola puis désaltéré je frotte les let­tres blanch­es imprimées sur l’échan­til­lon de polyéthylène : un va-et-vient du pouce, elles sont effacées.

Roue

La cap­i­tal­isme sauvage (des années 1890) a créé notre société de con­fort, de tech­nolo­gie, de folie cul­turelle. Elle a jeté devant elle de for­mi­da­bles éner­gies de vie et de mort. La société aujour­d’hui se débar­rasse des ces éner­gies. Elle en vivait. Ain­si, elle ne crée plus. Elle pérore sur son futur, elle fini­ra à l’arrêt. 

Ionesco

Dans les notes de son jour­nal (en miettes), dans les répons­es aux jour­nal­istes (con­tre-notes), Ionesco répète qu’il n’avait pas l’in­ten­tion d’in­ven­ter un théâtre de l’ab­surde, encore moins de revendi­quer une avant-garde. Le monde, la société des vivants qui l’habite, lui sem­ble incon­sis­tant — c’est un rêve. Ce sen­ti­ment, je le conçois. Mais c’est d’abord l’in­ca­pac­ité des gens à s’in­téress­er à eux-mêmes qui me retient. S’in­téress­er à soi-même une fois admis — c’est la néces­sité dans le raison­nement — qu’in­téres­sant, on ne l’est aucune­ment. Le sen­ti­ment de l’ab­surde, la souf­france qu’e ce sen­ti­ment déclenche dans l’être, est liée à l’ex­péri­ence répétée que l’on existe et que l’on existe pour rien. C’est exacte­ment ce à quoi il con­vient de s’in­téress­er et ce à quoi la majorité des gens ne peut pas s’in­téress­er car tout porte ces esprits faibles à nier l’in­souten­able angoisse, seul fac­teur de vérité, seul fac­teur qui fait que l’on est homme et absurde.

Gala

Me dit ce soir: “Si tu meurs avant moi, je te tue une deux­ième fois!”

Nocturne

Rêves d’épou­vante. Hommes et femmes, qui m’ap­proche a le crâne fendu et dévide des vers. Les créa­tures frétil­lent au sol. Pas de peur, je n’ai pas peur. Est-ce que je rêve? Je ne sais pas. Prêt, je suis prêt. Voyez, je ferai face au pire. Pas croy­ant. Et prêt. Pas intéressé. Toute­fois je m’é­tonne, que se pro­duit-il dans cette chair, pourquoi son éclate­ment, sa dis­per­sion, pourquoi cette horreur? 

Ignorance

J’ig­no­rais que pour devenir écrivain aujour­d’hui, il fal­lait suiv­re des règles: “Faites pass­er le mot ! Partagez votre con­tenu sur vos plate­formes de réseaux soci­aux préférées afin de sus­citer l’intérêt et d’améliorer votre référencement.”

Stand

Au marché du dis­trict, vendeur de desséchés, abri­cots, pruneaux, fèves à qui je prends un demi-kilo de noix. A ma vue il demande, entouré comme je suis de Mon­père et de sa femme: “ce garçon est sor­ti de vous? Ah, il est grand, fort, je veux dire fort grand!”. Etrange incom­préhen­sion, temps muet: aucun de nous trois ne saisit le sens de la remar­que, ou son inquié­tude ou son admi­ra­tion. Aus­sitôt je fais face au vendeur, lui tends la main, dis mon prénom : “Alek­sander”.

Don

Le don de penser et d’écrire, ain­si de se tenir à quelques mètres du monde et de l’apercevoir, pas de plus grande jouissance. 

Eugène

Ionesco meur­tri par la ques­tion de la mort au point de juger dérisoire ce qui fait la vie, d’où son absurde.