Tyrolienne

Cette année, il est impos­si­ble de remet­tre en état le pont sur la riv­ière, les tubes qui fil­trent l’eau sous le pas­sage sont combles, les cail­loux se sont entassés, des cail­loux gros comme des météorites. Nous avons con­sid­éré le prob­lème. Un pelle mécanique, dis­ais-je. Evola doutait. A part lui et moi, per­son­ne n’emprunte ce pas­sage. Si, Juan. Depuis qu’il ne monte plus son trou­peau à l’al­page, il loue les ter­res du plateau à son cousin, mais l’été le prob­lème ne se pose pas: on fran­chit à gué. Or voici l’au­tomne. Il n’a pas com­mencé de pleu­voir. C’est pour bien­tôt. Evola répète: “Juan a com­mandé un trac­topelle en Chine”. Six mois cette com­mande: la machine doit être dans l’Océan, sur un car­go, en route. Et il ne va pas tarder à pleu­voir. En avril, à la fonte des neiges, comme les deux années précé­dentes, une vague se forme devant le pont, impos­si­ble de tra­vers­er donc de se rav­i­tailler, il faut avec les pro­vi­sions du bord tenir dix ou quinze jours et prier pour que ne survi­enne pas d’ur­gence. Quand je dis “tra­vers­er”, j’en­tends en qua­tre-qua­tre, pas avec un véhicule de ville. Nous sommes allés ren­dre vis­ite à la voi­sine. Trente ans qu’elle vit sous les arbres, avec ses ânes, ses asperges, ses patates. Jusqu’à Noël dernier, elle n’avait pas l’élec­tric­ité. Pour se ren­dre sur son ter­rain, ni route ni chemin. Un sente con­duit sur la berge, une tyroli­enne per­met de franchir le cours de riv­ière. Evola pho­togra­phie l’ou­vrage, nous étab­lis­sons un cro­quis, nous deman­dons con­seil à la voi­sine. Le lende­main, nous sommes à l’ou­vrage sur notre por­tion de riv­ière. Ebranch­er l’ar­bre qui servi­ra de principe d’a­mar­rage, creuser la berge opposée pour fich­er un mât de métal, cal­culer la longueur du fil­in, pass­er com­mande de poulies, de ciment, de tenseurs. La semaine suiv­ante, l’ou­vrage prend forme. Entre temps Evola a con­stru­it une nacelle. Nous la sus­pendons, il y monte, il se lance, il tombe à l’eau. Nous véri­fions l’ac­croche, la ten­sion, l’équili­bre. Deux­ième essai, il tombe à l’eau. La troisième fois, il passe, mais le cul est au ras du flot. Com­ment ten­dre, la force des mus­cles n’y suf­fit pas et nous n’avons pas de treuil? Evola descend son qua­tre-qua­tre dans la riv­ière, nous attelons le fil­in à la boule de trac­tion, il démarre, en équili­bre dans l’ar­bre je serre le joint quand le fil­in est ten­du. Après deux jours d’ef­forts, ça y est: la nacelle glisse d’une berge à l’autre, Evola cir­cule dans les airs, il pour­ra faire ses com­mis­sions à la ville les jours d’or­age et de print­emps. Le lun­di, il m’ap­pelle cat­a­strophé. Un gar­di­en de la faune et de la flo­re, con­crète­ment un écol­o­giste por­tant un uni­forme de polici­er, est mon­té de la cap­i­tale lui intimer le retrait immé­di­at de l’ou­vrage au pré­texte que l’om­bre du fil­in “effraie les poissons”.