Il y a des gens qui pensent que le passeport vaccinal est un outil de santé public.
Mois : septembre 2021
Trente habitants
Le premier village navarrais dans la descente du col de Matamachos (“qui tue les machos”, où il est question de bétail) se nomme Garde. Aux limites du terrain municipal figure ce panneau: “Garden ez dugu eraso sexistarik onartzen”. Qui veut dire: “A Garde, nous ne tolérons pas les agressions machistes”
Espagne
Agréable promenade à Puente après avoir vu l’avocat. Bu un café sur un terrasse, ce que je n’avais pas fait depuis un an. La patronne du Grand Opéra était pleine de sollicitations. Elle a coulé mon café comme si l’opération était sacrée. Un moment au bar, j’ai ensuite changé d’avis, je suis allé m’installer sur la terrasse. Le balayeur municipal tirait sur un cigare; Quicke, le vendeur de journaux, défaisait des liasses du Diario de Aragón; le cuisinier du Benasque bavardait avec ses serveurs. Le soleil est venu. J’ai fixé les dalles de marbre de la rue piétonne: jamais je ne les avais vues aussi lisses. Il faisait bon vivre. Surtout que les gens, ici, dans l’Espagne montagneuse, ne courent pas, ils marchent. Donc chacun allait à son rythme, chacun vaquait à son occupation, cette petite ville offrait un tableau enviable. Par contraste, j’ai pensé à ces Chinois du Gran Bazar. Alors que j’achetais une paire de lacets et de la colle rapide, ils s’agitaient au milieu des rayonnages, tâtant des produits, criant des ordres, vérifiant des listes de prix. Visiblement une descente des chefs de Madrid venus inspecter le couple qui tient le Bazar. L’attitude, le ton autant que la langue ont fait que j’ai fui sans réclamer ma monnaie.
Birmanie
Mercredi prochain paraît enfin Naypyidaw, Cité de l’espace. Tant d’événements depuis l’écriture de ce texte au début de 2019 qu’il paraît me venir d’ailleurs, comme si je n’en étais pas l’auteur. Le sujet favorise ce sentiment: la capitale militaire du Myanmar est une grosse soucoupe (plus grosse que Paris) posée sur un plateau de jungle, à l’autre bout du monde. Personne n’en parle, personne ne la visite, personne ou presque n’y vit. D’où la passion que j’ai développée dès sa découverte pour ce lieu étrange. Le texte eut-il paru en avril comme cela devait être le cas, il aurait possiblement été lu et commenté: à cette période, Aung San Suu Kyi venait une nouvelle fois d’être privée de ses droits et des batailles rangées éclataient dans Rangoun. Dès lors, “le coup d’état des militaires” était de toutes les conversations. Six mois plus tard, la situation est désastreuse. Désastreuse, elle l’est depuis l’indépendance — plus ou moins. Mais à part quelques spécialistes, nul ne s’intéresse plus aux événements. A se demander si ce petit livre dont je suis content trouvera des lecteurs.
Tête
Depuis l’âge de raison, je n’ai jamais eu la tête aussi vide. Ce n’est pas la même chose de croire tout possible et d’être désavoué ou d’être confronté sans cesse à des impossibles. La situation qui est faite au monde est là pour durer. Nombre d’entre nous s’en accommodent parce qu’un certain enfermement commandait déjà à leur quotidien: celui de la ville par ses limites, du travail par ses contraintes, du loisir par son industrie. Les premiers temps que s’imposait à nous cette vie sous cloche, je déclarais (afin d’aborder le futur avec optimisme ): “s’il en va ainsi, je ne ferai plus que du vélo!”. C’était en avril 2020, lorsque s’abattait cette grippe nouvelle sur l’espèce. Dans l’urgence, Gala et mois avions fui dans la montagne proche, à Leysin. Atterré, je consultais les actualités plus que de coutume. A peine si au cours de mes exercices de force parmi quelques Chinois étudiants que leurs parents n’avaient pas rapatrié, je décolérais. Un an et demi s’est écoulé. Hier, au cours de la troisième ascension d’un col, seul pendant cinquante minutes au milieu des pins, je constatais avec amertume que la provocation avait pris corps: quand je ne dors pas, quand je ne bois pas, je suis à vélo, je fais du vélo. Mais cette tête vide, donc légère, donc pesante (écrire demande une tête plus que pleine, débordante) n’a rien à faire avec ces heures à tenir le guidon, à pédaler. Le rythme des paysages, le souffle dans l’effort sont des facteurs qui amènent souvent à la méditation. Du moins est-ce ainsi que je l’ai vécu. Or, ces jours je sors dans la nature la tête vide et en revient la tête vide. Une certain excitation des idées demeure, mais elle est affleurante, ne produit pas de formes solides. Et je me demande: est-ce l’apeurement devant l’épouvantable situation de bêtise, de contrainte et de renoncement qui rabaisse pareillement mes qualités? Ou le silence sans appel dans lequel je me tiens, responsable d’une sorte d’épuisement de l’intériorité? Au-delà des belles phrases, se pose une question. Ecrire lorsque l’on a déjà beaucoup dit; peut-être trop. Ecrire lorsque les éditeurs fabriquent des livres mais ne s’intéressent pas aux textes. Ecrire lorsque les quelques amitiés intelligentes qui nouaient leur passion à la votre tournent le dos, se taisent ou dénoncent. Est-ce encore viable? Ici, je ne saurais dire à quel point m’a affecté la décision de l’un des mes éditeurs suisses (peu importe son nom, je devine qu’ils le font tous): il signale à ses lecteurs, à ses clients, à ses abonnés, à ses “fidèles” qu’il fera la police à l’entrée du vernissage des nouveaux titres, prohibant l’entrée à celui qui ne ferait pas étalage d’un document de vaccination. Cela me laisse abasourdi. Se ranger parmi les collaborateurs, si vite? Sans honte? Moi qui croyais du caractère à ces gens. Chaque fois que j’y pense, je suis furieux. Furieux et dégoûté. Ainsi, observais-je encore, moi qui ai signé trois livres chez cet éditeur, si je me présentais le soir du vernissage, je me verrai refuser l’entrée de ce vernissage? Quel rapport avec la création? La solitude? La fabrique du texte? L’envie de faire, l’envie d’explorer, l’envie de s’adresser? Eh bien tout cela s’effondre. Peut-être est-ce cela la tête vide? Où la méditation promettait quelques trouvailles, formait à l’horizon du voyage un but heureux, il n’y a plus qu’un “à quoi bon?”.
Silence
Automne sur les chemins de colline, moutons, vaches, vaste silence. Chaque jour je découvre avec un enchantement renouvelé cet esprit du désert. Pendant des heures, je roule sans croiser un homme. A la descente je ralentis, craignant de faire une mauvaise chute: selon les parages, on ne me retrouverait pas avant un ou deux jours. Le vendredi vers le soir la contrée s’anime. Les gens de la ville débarquent. Ils éteignent les moteurs, se réfugient dans leurs résidences secondaires, les enfants sortent jouer sur la place. Le week-end est festif, des fumées de braseros montent des jardins, le bar du village sort sa terrasse. Dimanche, je rejoins le paysan dans notre rue — nous disons: “ils sont repartis, c’est bien comme ça”.