Depuis l’âge de raison, je n’ai jamais eu la tête aussi vide. Ce n’est pas la même chose de croire tout possible et d’être désavoué ou d’être confronté sans cesse à des impossibles. La situation qui est faite au monde est là pour durer. Nombre d’entre nous s’en accommodent parce qu’un certain enfermement commandait déjà à leur quotidien: celui de la ville par ses limites, du travail par ses contraintes, du loisir par son industrie. Les premiers temps que s’imposait à nous cette vie sous cloche, je déclarais (afin d’aborder le futur avec optimisme ): “s’il en va ainsi, je ne ferai plus que du vélo!”. C’était en avril 2020, lorsque s’abattait cette grippe nouvelle sur l’espèce. Dans l’urgence, Gala et mois avions fui dans la montagne proche, à Leysin. Atterré, je consultais les actualités plus que de coutume. A peine si au cours de mes exercices de force parmi quelques Chinois étudiants que leurs parents n’avaient pas rapatrié, je décolérais. Un an et demi s’est écoulé. Hier, au cours de la troisième ascension d’un col, seul pendant cinquante minutes au milieu des pins, je constatais avec amertume que la provocation avait pris corps: quand je ne dors pas, quand je ne bois pas, je suis à vélo, je fais du vélo. Mais cette tête vide, donc légère, donc pesante (écrire demande une tête plus que pleine, débordante) n’a rien à faire avec ces heures à tenir le guidon, à pédaler. Le rythme des paysages, le souffle dans l’effort sont des facteurs qui amènent souvent à la méditation. Du moins est-ce ainsi que je l’ai vécu. Or, ces jours je sors dans la nature la tête vide et en revient la tête vide. Une certain excitation des idées demeure, mais elle est affleurante, ne produit pas de formes solides. Et je me demande: est-ce l’apeurement devant l’épouvantable situation de bêtise, de contrainte et de renoncement qui rabaisse pareillement mes qualités? Ou le silence sans appel dans lequel je me tiens, responsable d’une sorte d’épuisement de l’intériorité? Au-delà des belles phrases, se pose une question. Ecrire lorsque l’on a déjà beaucoup dit; peut-être trop. Ecrire lorsque les éditeurs fabriquent des livres mais ne s’intéressent pas aux textes. Ecrire lorsque les quelques amitiés intelligentes qui nouaient leur passion à la votre tournent le dos, se taisent ou dénoncent. Est-ce encore viable? Ici, je ne saurais dire à quel point m’a affecté la décision de l’un des mes éditeurs suisses (peu importe son nom, je devine qu’ils le font tous): il signale à ses lecteurs, à ses clients, à ses abonnés, à ses “fidèles” qu’il fera la police à l’entrée du vernissage des nouveaux titres, prohibant l’entrée à celui qui ne ferait pas étalage d’un document de vaccination. Cela me laisse abasourdi. Se ranger parmi les collaborateurs, si vite? Sans honte? Moi qui croyais du caractère à ces gens. Chaque fois que j’y pense, je suis furieux. Furieux et dégoûté. Ainsi, observais-je encore, moi qui ai signé trois livres chez cet éditeur, si je me présentais le soir du vernissage, je me verrai refuser l’entrée de ce vernissage? Quel rapport avec la création? La solitude? La fabrique du texte? L’envie de faire, l’envie d’explorer, l’envie de s’adresser? Eh bien tout cela s’effondre. Peut-être est-ce cela la tête vide? Où la méditation promettait quelques trouvailles, formait à l’horizon du voyage un but heureux, il n’y a plus qu’un “à quoi bon?”.