Seul, je ne parle pas d’argent.
Année : 2020
Pulau-Rejika
Avant de reprendre la route, je me promène autour du Colisée de Pulau. Touché de voir que les habitants, sur le chemin du travail, s’arrêtent au pied des arches, se penchent et contemplent. Je monte à vélo, traverse la banlieue, me perds dans les hauteurs. Des ondées arrosent les campagnes, je passe entre les gouttes. En début de journée, petits villages sans grâce dont l’activité semble être de griller du cochon de lait en fin de semaine. Les fours éteints, chacun rentre chez soi et attend six jours. Puis une plaine marécageuse et un bourg minier. Pierre, tunnels, poussière, le caractère des maisons est marqué par l’histoire des hommes, le lieu est sinistre. Après, un col. Pas si long ni si dur, mais les Croates ne sont pas des Allemands; ils conduisent comme des bourrins. Gravir pendant plus d’une heure, à petite vitesse, entre une ligne tracée au sol et une glissière tandis que les voitures rasent le vélo est un exercice mental. Dans la descente, plus personne — je suis alors aux environs de Labin et Rabac. La côte croate a ceci de spécial: entre les falaises et le rivage caillouteux, peu de place. La route construite, c’est à peine si l’on peut passer une aiguille. Donc les villas (Apartman-Sobe-Zimmer-Camera), de même que les constructions historiques, sont accrochées à la paroi et donnent sur le vide. Restent trente kilomètres pour Opatija et Rijeka quand l’aspect terrestre change. Une succession de criques aménagées comme autant de petits Monacos avec ses hôtels florentins et ses trattorias vitrées, des cinémas modern-style (à l’abandon) et des palmiers. Pour me donner du courage, je me répète: changer les pédales du vélo (la droite couine, elle menace de casser), trouver un lit, boire. La chance est avec moi, dès le port j’avise un magasin de cycles. Le vendeur, vingt ans, entouré de Trek Modane, Madone et Domane: “your bike is old”. Quand il apprend que j’arrive de Suisse, il se fait plus modeste. A propos de la chaîne, il répète le conseil donné par l’Autrichien de Grassau : ” il faut la remplacer, ainsi que les plateaux”. Je demande: “mais ça va tenir?”. “Jusqu’à Zadar”, dit-il. Environ 500 kilomètres. Satisfait, je pars chercher ma chambre. Rejika a la forme d’une équerre. Côté plat, le port et le Korzo (ses enseignes internationales, ses fast-food, ses jeunes mondialisés), à la verticale, logés en HLM, la population. Et quels HLM! Troués, lépreux, rafistolés. Les balcons décrochent, le plâtre craque, le linge pend. Après cent un kilomètres, dernière montée à l’assaut des quartiers, brutale. Sur une plaque d’immeuble, une annonce de chambre. J’appelle. Une machine. Autre immeuble, autre plaque. Machine. Troisième immeuble, une femme qui sent l’ail me fait entrer. Elle ne sait pas. Indique un numéro de téléphone. Il s’agit du même que les fois précédentes. Retour sur le Korzo. Un logo noir et or au-dessus d’une bureau me semble familier. C’est celui que j’ai vu sur les plaques d’immeubles. Dans un hangar (ou une salle de fitness, ou un garage) aménagé en bureau, une secrétaire derrière un comptoir. “Si je comprends bien, lui dis-je, toutes les chambres de Rijeka vous appartiennent”. Elle rit, ne dément pas. Seulement, elle n’a plus rien de disponible. Inutile de dire, je suis fatigué et, aujourd’hui, particulièrement sale, donc impatient. La secrétaire est épatante. Tandis que nous parlons des origines du réto-romanche, du rapport entre le catalan et le serbo-croate, qu’elle renseigne un étudiant Erasmus, aide un chauffeur-livreur et répond au téléphone, elle connecte mon portable à son réseau wi-fi, me fait réserver une chambre sur Booking et, quand c’est fait, contrôle son ordinateur, me tend une paire de clef, une photo de l’immeuble et un plan d’accès. Nouvelle ascension de la partie verticale de Rejika, pour aboutir exactement où j’étais une heure plus tôt, devant la plaque d’immeuble, cherchant dans un bâtiment 1950 qui ressemble à une maison de l’opéra la chambre que j’ai louée, laquelle se trouve en sous-sol, au bas de cinquante marches d’escaliers et ouvre sur un jardin.
Istrialandia
Parti sans grande confiance, je roule au pas les premiers vingt kilomètres. Petit brouillard, ciel bas, nuages effilochés. Relief de vignobles perchés sur la mer. Douché à froid pendant cinq minutes la jambe droite avant d’enfourcher le vélo, tout va bien, l’effort n’est pas trop demandeur. Au bout de deux heures, j’aurai envie de monter à trente kilomètres l’heure en danseuse: je me retiens. Il vaut mieux: nous verrons demain, à froid, au réveil, si je tiens debout. La 75 qui mène d’Umag à Pula par le sud de l’Istrie n’est pas très fréquentée (il y a en parallèle une autoroute), mais à l’occasion survient un camion, un bus ou un fou qui fait trembler le cycliste. Prévu de dormir à Vodnjan, où je trouve un village mangé aux mites, humide comme l’éponge, en partie désert. A Pulau, refusant un hôtel à Euros 57.-, je vexe le propriétaire (toute personne occidentale est riche), trouve un Appartman. Même propriétaire que dans toutes ces villes croates du bord de mer, en Mercedes, gentil, efficace, prend l’argent, donne les clefs, s’en va. Toute l’opération, cinq minutes. Ce soir, la chambre est luxueuse. Décorée de marbre, vaste, fenêtre sur cour, cuisine. Pour le vélo, “mettez le où vous voulez, vous êtres seul à dormir dans le bâtiment.” Troisième étape de la prise de possession de Pulau, une terrasse à bière. Que je trouve le long de la promenade, ce qui me permet de profiter de l’ambiance étrange de la ville, un mélange de résignation est-européenne marquée de soviétisme et de nonchalance italienne. Plus tard, assis avec une Staropranem et un sachet de cacahouètes sur deux chaises superposées, au milieu du marché de la ville, à cette heure désert. En outre, j’ai appris que pour rejoindre Zadar on pouvait passer par l’île de Pag.
Umag (suite)
Marina bleue, abandonnée des touristes; les garçons de cafés, les patrons de restaurants, les vendeurs de ballons fixent le large et saluent les voisins. Dans la rade, les bateaux à fond de de verre qui montrent les poissons aux enfants sont à l’arrêt, un mousse décrasse au jet les moquettes du pont. La marchande de glaces italiennes est assise sur un pliant devant ses bacs rose, blancs et verts. Une femme en leggin me sert des Ozujsko à trente couronnes le demi-litre. Deux chats noirs dorment sur une table. Lorsque je quitte l’appartement de location, la fille du Bistrot Paris me fait: “tout va bien? on ne vous voyait plus.” Et toujours cette musique des années 1980, peut-être une radio locale, Boy Georges, Linda Ronstadt, The Bangles, 4nonBlondes. Au Konsum, j’achète de la viande, du pain, de la Staropranem et un bonnet. De l’aspirine pour apaiser la douleur à la jambe. Peut-être vaut-il mieux attendre un jour de plus avant de remettre la pression à 100 kilomètres par étape (suis à environ à une semaine de la frontière du Monténégro).
Carrière
Cynisme dévastateur de la pute internationale Corinne Larsen qui après avoir vampirisé dans une première vie quelques homes d’affaires d’Europe centrale soutire des centaines de millions au roi vieillissant et priapique Juan Carlos, parallèlement vole les Espagnols, et désormais réfugiée à Moscou va offrir ses fesses au roi Poutine et à sa suite.
OM
Certes, l’auteur est le plus mal placé pour juger de ce qu’il fait (Henry Miller ne jurait que par son Sourire au pied de l’échelle, pour moi sans intérêt, Hermann Hesse par Le jeu des perles de verre, à mon avis compliqué), n’en demeure pas moins: après des années d’écriture, OM représente exactement ce que je voulais faire en littérature- et cela, dès les années 1990, sans avoir alors les moyens.
Encore l’Autriche
Comme je me réjouis d’avoir fui ces vallées, ce vert, ce noir, le pays, son encaissement. J’étais — selon la carte — en Styrie, en Carinthie. Pauvres Autrichiens ! Admirable résistance. Dans les trous. Et tandis que filait le train de Salzbourg à travers les tunnels me revint une anecdote. Elle a trente ans. Fin 1990, j’étais à Pangandaran, sur la côte est de Bali. J’y faisais halte pour la troisième fois, au terme d’un périple désordonné. Je suggère à Olofso d’aller voir en face Nusa Lembogan, une île maigre, montagneuse et peu fleurie dont personne ne parle. Nous croisons sur le bateau-bus, une pirogue épaisse qui transporte vingt passagers. Au milieu du détroit, la tourmente. Les bébés pleurent, les femmes prient. J’ai peur. Nous accostons. Le passeur explique: “les émeutiers de l’université de Denpasar ont fait leur propagande anti-touristes, vous n’êtes pas les bienvenus…”. Pieds nus, nous piétinons la plage. A gauche, jusqu’au cimetière (les morts sont protégés de parapluies plantés en terre), à droite, l’unique Guest house, en construction. Le soir, sur la terrasse de bambou, un autre blanc, nous sommes donc trois dans l’île, un Autrichien de Graz. Verres partagés, sympathie, rapports de voyages, échange. Je fais état de notre traversée. La main tendue vers le large: “vous n’êtes pas près de rentrer, la tourmente a rabattu les requins blancs, ils sont juste là”. Mais nous ne sommes pas pressés. Le lendemain, nous marchons dans l’île. Les habitants jouent à cache-cache. Du fond des villages, on nous jette des regards. Retour sur la plage, retour à la Guest house. Deuxième soir, répétition de la scène de la veille, l’Autrichien, l’apéritif, le large, les requins. Et voilà que l’homme de Graz se met à parler de littérature. Content, je fais l’éloge de Thomas Bernhardt. Il marque une pause. Garde le silence. Je poursuis, évoque Béton, Abattre un arbre, Maîtres anciens et insiste sur Le neveu de Wittgenstein, l’un de mes textes favoris. L’Autrichien se lève. L’air fâché, il déclare : “ce n’est pas l’Autriche”. Sans saluer, il s’enferme dans sa hutte. Pourtant, c’est bien ce que j’ai cru voir à l’œuvre ces derniers jours entre Hallein, Bad Goisern, Abtenau et Bad Gossein, un schéma d’asphyxie.
Partes extra partes 2
Mécanique des rapports anglo-saxonne. Informée par la religion primitive des émigrés qui ont conquis le Nouveau-Monde au XVIII avec pour seul appui leur foi brutale. Nous autres natifs d’Europe, héritiers dégénérés de la seule culture qui fut jamais grande, nous plions désormais aux lois absurdes des ces bâtards qui ont la morale de leur maigre succès, l’argent.