Avant de reprendre la route, je me promène autour du Colisée de Pulau. Touché de voir que les habitants, sur le chemin du travail, s’arrêtent au pied des arches, se penchent et contemplent. Je monte à vélo, traverse la banlieue, me perds dans les hauteurs. Des ondées arrosent les campagnes, je passe entre les gouttes. En début de journée, petits villages sans grâce dont l’activité semble être de griller du cochon de lait en fin de semaine. Les fours éteints, chacun rentre chez soi et attend six jours. Puis une plaine marécageuse et un bourg minier. Pierre, tunnels, poussière, le caractère des maisons est marqué par l’histoire des hommes, le lieu est sinistre. Après, un col. Pas si long ni si dur, mais les Croates ne sont pas des Allemands; ils conduisent comme des bourrins. Gravir pendant plus d’une heure, à petite vitesse, entre une ligne tracée au sol et une glissière tandis que les voitures rasent le vélo est un exercice mental. Dans la descente, plus personne — je suis alors aux environs de Labin et Rabac. La côte croate a ceci de spécial: entre les falaises et le rivage caillouteux, peu de place. La route construite, c’est à peine si l’on peut passer une aiguille. Donc les villas (Apartman-Sobe-Zimmer-Camera), de même que les constructions historiques, sont accrochées à la paroi et donnent sur le vide. Restent trente kilomètres pour Opatija et Rijeka quand l’aspect terrestre change. Une succession de criques aménagées comme autant de petits Monacos avec ses hôtels florentins et ses trattorias vitrées, des cinémas modern-style (à l’abandon) et des palmiers. Pour me donner du courage, je me répète: changer les pédales du vélo (la droite couine, elle menace de casser), trouver un lit, boire. La chance est avec moi, dès le port j’avise un magasin de cycles. Le vendeur, vingt ans, entouré de Trek Modane, Madone et Domane: “your bike is old”. Quand il apprend que j’arrive de Suisse, il se fait plus modeste. A propos de la chaîne, il répète le conseil donné par l’Autrichien de Grassau : ” il faut la remplacer, ainsi que les plateaux”. Je demande: “mais ça va tenir?”. “Jusqu’à Zadar”, dit-il. Environ 500 kilomètres. Satisfait, je pars chercher ma chambre. Rejika a la forme d’une équerre. Côté plat, le port et le Korzo (ses enseignes internationales, ses fast-food, ses jeunes mondialisés), à la verticale, logés en HLM, la population. Et quels HLM! Troués, lépreux, rafistolés. Les balcons décrochent, le plâtre craque, le linge pend. Après cent un kilomètres, dernière montée à l’assaut des quartiers, brutale. Sur une plaque d’immeuble, une annonce de chambre. J’appelle. Une machine. Autre immeuble, autre plaque. Machine. Troisième immeuble, une femme qui sent l’ail me fait entrer. Elle ne sait pas. Indique un numéro de téléphone. Il s’agit du même que les fois précédentes. Retour sur le Korzo. Un logo noir et or au-dessus d’une bureau me semble familier. C’est celui que j’ai vu sur les plaques d’immeubles. Dans un hangar (ou une salle de fitness, ou un garage) aménagé en bureau, une secrétaire derrière un comptoir. “Si je comprends bien, lui dis-je, toutes les chambres de Rijeka vous appartiennent”. Elle rit, ne dément pas. Seulement, elle n’a plus rien de disponible. Inutile de dire, je suis fatigué et, aujourd’hui, particulièrement sale, donc impatient. La secrétaire est épatante. Tandis que nous parlons des origines du réto-romanche, du rapport entre le catalan et le serbo-croate, qu’elle renseigne un étudiant Erasmus, aide un chauffeur-livreur et répond au téléphone, elle connecte mon portable à son réseau wi-fi, me fait réserver une chambre sur Booking et, quand c’est fait, contrôle son ordinateur, me tend une paire de clef, une photo de l’immeuble et un plan d’accès. Nouvelle ascension de la partie verticale de Rejika, pour aboutir exactement où j’étais une heure plus tôt, devant la plaque d’immeuble, cherchant dans un bâtiment 1950 qui ressemble à une maison de l’opéra la chambre que j’ai louée, laquelle se trouve en sous-sol, au bas de cinquante marches d’escaliers et ouvre sur un jardin.