Comme je me réjouis d’avoir fui ces vallées, ce vert, ce noir, le pays, son encaissement. J’étais — selon la carte — en Styrie, en Carinthie. Pauvres Autrichiens ! Admirable résistance. Dans les trous. Et tandis que filait le train de Salzbourg à travers les tunnels me revint une anecdote. Elle a trente ans. Fin 1990, j’étais à Pangandaran, sur la côte est de Bali. J’y faisais halte pour la troisième fois, au terme d’un périple désordonné. Je suggère à Olofso d’aller voir en face Nusa Lembogan, une île maigre, montagneuse et peu fleurie dont personne ne parle. Nous croisons sur le bateau-bus, une pirogue épaisse qui transporte vingt passagers. Au milieu du détroit, la tourmente. Les bébés pleurent, les femmes prient. J’ai peur. Nous accostons. Le passeur explique: “les émeutiers de l’université de Denpasar ont fait leur propagande anti-touristes, vous n’êtes pas les bienvenus…”. Pieds nus, nous piétinons la plage. A gauche, jusqu’au cimetière (les morts sont protégés de parapluies plantés en terre), à droite, l’unique Guest house, en construction. Le soir, sur la terrasse de bambou, un autre blanc, nous sommes donc trois dans l’île, un Autrichien de Graz. Verres partagés, sympathie, rapports de voyages, échange. Je fais état de notre traversée. La main tendue vers le large: “vous n’êtes pas près de rentrer, la tourmente a rabattu les requins blancs, ils sont juste là”. Mais nous ne sommes pas pressés. Le lendemain, nous marchons dans l’île. Les habitants jouent à cache-cache. Du fond des villages, on nous jette des regards. Retour sur la plage, retour à la Guest house. Deuxième soir, répétition de la scène de la veille, l’Autrichien, l’apéritif, le large, les requins. Et voilà que l’homme de Graz se met à parler de littérature. Content, je fais l’éloge de Thomas Bernhardt. Il marque une pause. Garde le silence. Je poursuis, évoque Béton, Abattre un arbre, Maîtres anciens et insiste sur Le neveu de Wittgenstein, l’un de mes textes favoris. L’Autrichien se lève. L’air fâché, il déclare : “ce n’est pas l’Autriche”. Sans saluer, il s’enferme dans sa hutte. Pourtant, c’est bien ce que j’ai cru voir à l’œuvre ces derniers jours entre Hallein, Bad Goisern, Abtenau et Bad Gossein, un schéma d’asphyxie.