Avoir une belle femme à ses côtés est une grande partie du bonheur de la vie
Mois : novembre 2020
Sociétés de la honte
Une civilisation s’achève ; une autre commence… Son caractère est inédit. Probable et improbable. Il y a encore des hommes, c’est-à-dire des individus libres capables d’agir en toute spontanéité, voici pour l’improbable. Et puis il y a les outils. D’une puissance inégalée. La première cybernétique se targuait de pouvoir produire une théorie complète du vivant comme point nodal d’un réseau. Le projet, extraordinairement ambitieux pour son époque (la fin de la seconde guerre), relevait de la spéculation savante. Wiener a vite compris que l’ingénierie sociale allait prendre le relais et œuvrer à la mise en pratique de cette philosophie sociale. Aujourd’hui, nous sommes affrontés au probable : un individu qui n’est plus qu’une inscription dans un système de données-machine. Dit comme ça, le propos peut sembler excessif. Il l’est peu. En occident, les trois besoins fondamentaux du vivant sont contrôlés de longue date par le capital concentré : l’eau, l’énergie, la nourriture. Le déni d’accès à ces nécessités servira sans peine à réduire à néant les dernières prérogatives de l’individu: son identité, son action, son opinion. Concrètement : argent distribué par l’Etat, sous conditions : déplacements autorisés, sous conditions ; accès à la nourriture, sous conditions. Le modèle porte le nom de mondialisme ; il est communiste. Déclaration frappante du candidat démocrate a la présidence il y a deux jours, à la veille de l’élection américaine : « notre but est de se débarrasser de la classe moyenne ». Une bête multicéphalique, une reine et des ouvriers soldats. Si j’étais cynique, j’achèterais des action Uber. Ces multinationales qui sont parvenues à conjuguer le virtuel et le réel seront les acteurs dominants du marché des prochaines années. Elles sont responsables de la réintroduction du régime d’esclavage dans les ex-démocraties. Une masse paupérisée, essentiellement composée d’immigrés, fourmille dans les rues des villes pour quelques sous tandis que les monopoles qui organisent ce marché de dupes prônent des valeurs libérales. Reste donc l’improbable. La force juvénile et sans cesse renouvelée de l’homme. Ce qui fait civilisation. Ce qui fait qu’il n’y a plus, aujourd’hui, de civilisation, mais des sociétés de la honte. J’ai toujours cru à l’effet de la pensée. Qu’elle devienne un exercice périlleux en cette période de censure, prouve sa nécessité. Là encore, la puissance effective des outils sur nos vies, l’absence de failles dans le dispositif, dira si la contestation est opérante. A défaut, la nouvelle civilisation tiendra. Et ne disparaîtra que par dégoût de soi comme disparut en son temps l’Union soviétique.
Srvar 2
Ville ancienne parcourue de brumes. Elles viennent du port, filent sur la place, rencontrent le clocher de l’église. Un chien aboie, se recouche. Au pied de notre immeuble, le serveur du restaurant. Huit heures d’affilée, il pianote sur son téléphone. Depuis une semaine, je ne lui ai pas vu un client. Nos propriétaires, deux femmes filiformes habillées de noir, m’expliquent : « pour obtenir les compensations du gouvernement, il faut garder ouvert ». Elles font pareil. Vont et viennent entre la terrasse (où trois quatre fois le jour prend place un client), le bar et l’arrière-salle. Lorsque je remonte à l’appartement, je les trouve à grignoter dans la buanderie. Je ne m’attarde pas. Je suis grippé. La nuit dernière, j’ai dormi quatorze heures et encore trois dans l’après-midi. Dimanche, je suis allé faire des exercices de force sur la promenade. D’une part, je me suis blessé à l’épaule (j’avais abandonné cet entraînement pendant le voyage à vélo), d’autre part, il est probable que j’aie pris froid. Je dis probable, car même si les autres sportifs étaient en veste et bonnets, il faisait une température douce. Dans tous les cas, depuis, je rase les murs. Il a même fallu ralentir la consommation de bière (cette excellente Lasko slovène).
Srvar
Trafic intense sur l’autoroute Milan-Brescia-Padoue. Sur deux pistes, une poursuite ininterrompue de poids-lourds hongrois, slovaques, croates, polonais; sur la voie rapide, les voitures. Inutile d’espérer lâcher les gaz: sur trois cent kilomètres, j’accélère. Après Trieste, le rythme baisse enfin. Lors de la halte café, la vendeuse de la boutique vante ses produits locaux, salami, parmesan, nougat, réglisse. Masque sur le menton, elle présente des bouteilles de vin. Chianti, Montepulciano, Lambrusco, ils sont cédés au tiers de leur prix. A la caisse, elle insiste pour que je prenne des plaques de chocolat Lindt, là encore trois fois moins chères qu’en Suisse. Les invendus de l’été. A l’approche de Koper, la nuit tombe. Devant un tunnel, une pagaille de camions. Trois, quatre cent camions tentent de former une colonne sous la direction de deux patrouilleurs. Je range la voiture, attend mon tour. Gala suggère de dépasser. L’autre piste est libre, mais peut-être en sens inverse. Un camion tente le coup. Je prends sa suite. Nous remontons l’embouteillage sur deux kilomètres. Au bout, la douane, dégagée: les camions allaient au port. Tandis que nous roulons au pas, je mesure nos chances de passer sans difficultés en Slovénie car depuis le matin Italiens, Allemands et Autrichiens sont interdits d’entrée sur le territoire. J’ai en poche une invitation en croate rédigée par la propriétaire du bar Versailles de Srvar. Devant, une Mercedes immatriculée à Ljubljana. Le chauffeur en prend pour son grade. Les bras croisés, le douanier laisse sa compagne sermonner et invectiver. Vient notre tour. Le couple de fonctionnaires salue aimablement. Nous passons. Heureux d’être de retour dans cette partie moins fréquentée du monde. Les pistes de l’autoroute sont pleines de nuit. La voiture descend longuement, jusqu’à atteindre la mer, et c’est à nouveau la douane, cette fois croate. Une demi-heure plus tard, la route côtière débouche sur le petit port de Srvar. Une brume flotte sur la place de Venise. Alana nous attend sur la terrasse du Versailles, comme souvent sans clients (il est 19h00). Elle tend les clefs de l’appartement, fait signe au restaurant Amici de ne pas fermer, tout à l’heure nous viendrons manger. Le lendemain matin, sous un soleil splendide, tandis que sonnent les cloches du campanile ancien et jouent les enfants, je prends connaissance des nouvelles mesures de contrainte politique décidées par les cantons — je viens de perdre une fois de plus mon salaire.
Vers l’Italie
A Brig, je monte la Dodge sur le train. Arrivé quelques minutes avant le départ du convoi pour Iselle, de l’autre côté du Simplon, nous sommes les derniers clients. Le chemineau tend une chaîne et siffle, le wagon s’ébranle. Alors, la voiture qui précède recule et vient s’appuyer contre la nôtre. Gala croit que c’est moi, que j’ai oublié de serrer le frein à main; je le crois aussi, puis nous constatons que le panneau situé à la hauteur de mon rétroviseur n’a pas bougé. Le train entre dans le tunnel. Il ressort côté italien. A l’arrêt du convoi, les femmes qui occupent la voiture devant nous démarrent et s’en vont. Appel de phares. La conductrice se range et descend. La voix d’une pocharde et les cheveux en bataille, la dame m’insulte, jure que c’est ma faute, que j’aurais de ses nouvelles.