Sociétés de la honte

Une civil­i­sa­tion s’achève ; une autre com­mence… Son car­ac­tère est inédit. Prob­a­ble et improb­a­ble. Il y a encore des hommes, c’est-à-dire des indi­vidus libres capa­bles d’agir en toute spon­tanéité, voici pour l’improbable. Et puis il y a les out­ils. D’une puis­sance iné­galée. La pre­mière cyberné­tique se tar­guait de pou­voir pro­duire une théorie com­plète du vivant comme point nodal d’un réseau. Le pro­jet, extra­or­di­naire­ment ambitieux pour son époque (la fin de la sec­onde guerre), rel­e­vait de la spécu­la­tion savante. Wiener a vite com­pris que l’ingénierie sociale allait pren­dre le relais et œuvr­er à la mise en pra­tique de cette philoso­phie sociale. Aujourd’hui, nous sommes affron­tés au prob­a­ble : un indi­vidu qui n’est plus qu’une inscrip­tion dans un sys­tème de don­nées-machine. Dit comme ça, le pro­pos peut sem­bler exces­sif. Il l’est peu. En occi­dent, les trois besoins fon­da­men­taux du vivant sont con­trôlés de longue date par le cap­i­tal con­cen­tré : l’eau, l’énergie, la nour­ri­t­ure. Le déni d’accès à ces néces­sités servi­ra sans peine à réduire à néant les dernières prérog­a­tives de l’individu: son iden­tité, son action, son opin­ion. Con­crète­ment : argent dis­tribué par l’Etat, sous con­di­tions : déplace­ments autorisés, sous con­di­tions ; accès à la nour­ri­t­ure, sous con­di­tions. Le mod­èle porte le nom de mon­di­al­isme ; il est com­mu­niste. Déc­la­ra­tion frap­pante du can­di­dat démoc­rate a la prési­dence il y a deux jours, à la veille de l’élection améri­caine : « notre but est de se débar­rass­er de la classe moyenne ». Une bête mul­ti­céphalique, une reine et des ouvri­ers sol­dats. Si j’étais cynique, j’achèterais des action Uber. Ces multi­na­tionales qui sont par­v­enues à con­juguer le virtuel et le réel seront les acteurs dom­i­nants du marché des prochaines années. Elles sont respon­s­ables de la réin­tro­duc­tion du régime d’esclavage dans les ex-démoc­ra­ties. Une masse paupérisée, essen­tielle­ment com­posée d’immigrés, four­mille dans les rues des villes pour quelques sous tan­dis que les monopoles qui organ­isent ce marché de dupes prô­nent des valeurs libérales. Reste donc l’improbable. La force juvénile et sans cesse renou­velée de l’homme. Ce qui fait civil­i­sa­tion. Ce qui fait qu’il n’y a plus, aujourd’hui, de civil­i­sa­tion, mais des sociétés de la honte. J’ai tou­jours cru à l’effet de la pen­sée. Qu’elle devi­enne un exer­ci­ce périlleux en cette péri­ode de cen­sure, prou­ve sa néces­sité. Là encore, la puis­sance effec­tive des out­ils sur nos vies, l’absence de failles dans le dis­posi­tif, dira si la con­tes­ta­tion est opérante. A défaut, la nou­velle civil­i­sa­tion tien­dra. Et ne dis­paraî­tra que par dégoût de soi comme dis­parut en son temps l’Union soviétique.