A travers la fenêtre de l’hôtel Allegra de Zurich, la bibliothèque communale. Il neige. Dans la salle de lecture, un baby-foot.
Mois : mars 2019
Militaria
Aux casernes de Thoune. Un char VC 90 roule sur la place, s’arrête devant les parents. Sur la tourelle, le premier-lieutenant, boule à zéro, barbe d’armailli. Il annonce la compagnie. Un soldat allume des fumigènes, un ordre retentit, les grenadiers quittent les hangars au pas de charge et forment les sections. Aplo est au quatrième rang, en tenue de combat, fusil et béret de côté. Après les défilés de parade, il nous rejoint. Mamère, Monfrère, Olofso, Luv, sa copine l’entourent. Il a son poste a prendre, la démonstration des moyens embarqués dans le char, mitrailleuse et canon. Il explique, désigne, monte, démonte. Impressionné de la confiance de parole et d’attitude gagnées par notre fils pendant ces premières huit semaines d’école. D’autant que, je l’ai déjà noté, amené à jouer le même rôle, je me blindais, n’écoutais pas, rêvais littérature et poésie (ce qui ne m’empêcha pas d’être pointé, piège dont je me dégageais en expliquant la passion dans les yeux que seul m’intéressait la mode.
-Que voulez-vous dire? Demanda le capitaine.
-Je veux habiller des femmes, coudre leurs robes.
Repérages
Couru dans Fribourg trois heures pour juger de l’état des armoires électriques. A Pérolles, il pleut et vente, sur la colline du Guintzet, il vente et neige. J’ai mon bonnet, une écharpe, je rabats la capuche, serre le col, baisse la tête et cours. Vers Givisiez, une éclaircie, puis l’averse. Sans cette eau, j’aurais mis des baskets. Pour le moment, tout va bien: les chaussures de policier, de gardien de supermarché ou je-ne-sais-quoi, noires, à coques, achetées en armurerie, de marque américaine, fabriquées en Chine, tiennent, elles ne m’arrachent pas la peau des pieds. J’ai le souvenir d’une paire ressemblante prise à Genève il y a dix ans en face du poste de police de Carl-Vogt. Comme je viens me plaindre, le vendeur a fait valoir que les agents ne courent pas. Aujourd’hui, tout va bien. De retour à la Gare, détrempé, je change le haut dans une toilette payante qu’un drogué tient ouvert pour moi, j’achète une bière, monte dans le train, écrit mon rapport et retourne m’enfermer dans l’arrière-boutique de Lausanne. Je lis, je mange, je dors. Le lendemain, même travail à Yverdon. Cette fois à la marche car je dois photographier les armoires, relever leurs numéros et adresses. Le temps est meilleur. Je visite aussi les bâtiments, écoles, bibliothèques, salles de théâtre, kiosques. Les passants s’arrêtent pour regarder ce type qui photographie une benne, un morceau de mur, une palissade. Et puis, il n’y a rien à faire ce lundi, dans Yverdon. Sauf dans les cantines; là, grande agitation; à midi, ils sont mille à manger et boire. Précisément à ce moment que je me mets à boîter. Dix minutes plus tard, le pied gauche lance. Je dénoue les lacets, il y a une fermeture éclair (pour une fois, qui mérite son nom). Encore cinq, trois, un kilomètre. Même scénario que la veille, retour dans l’arrière-boutique. Programmé depuis l’Espagne, le jour suivant, rendez-vous chez le médecin. Il fait le tour des problèmes (il n’y en a pas), demande: “autre chose?“
Je mentionne la cheville. Il faut montrer. Avec autant de sérieux que d’hésitation:
-Je ne crois pas que c’est disloqué. Attendez quelques jours et rappeler.
-Bien, dis-je, tout en songeant “je ne serai plus en Suisse”.
Imbécile que je suis, moi qui la semaine prochaine ai à boxer et courir dès sept heures le matin.
Belize
Roberto me parle de son prochain voyage à Cuba. Je demande ce qu’il fera sur place.
-Oh, je ne reste pas, nous partons pour le Belize!
Voilà qui est moins banal et m’intéresse. Lorsque je finissais d’étudier mon bac à Mexico, je suis parti explorer le pays en bus. Il s’agissait d’aller au sud, j’ai atteint Veracruz à l’est, du Sud, de passer la frontière guatémaltèque et de gagner le Belize, je suis allé à l’ouest, dans l’état de Oaxaca. Des années plus tard, malgré une incursion dans la zone frontalière, je n’ai jamais trouvé l’occasion d’aller au Belize. Est-ce intéressant? Je n’en sais rien. Personne ne parle du Belize.
-Tu me raconteras, fais-je à Roberto.
Entre temps, j’apprends par un ami commun, qu’il s’agit d’un voyage de croisière avec des haltes dans les ports (le Belize est donc un choix économique), ce qui refroidit mon enthousiasme. Mais voici Roberto. Il vient de rentrer. Content. C’était son premier voyage loin de l’Europe.
-Alors?
Et de me raconter les sept jours de la croisière dans l’ordre du programme établi par l’agence, comme s’il entendait me vendre un billet de passage:
-Le premier jour, nous avons été transférés de l’aéroport à l’hôtel, ensuite nous avons eu un moment de libre, le soir nous avons dîné dans un restaurant typique… Le jour suivant, au Belize, les représentants des différentes agences attendaient sur le port… nous avons choisi la plongée…
Liberté de ton
Hier avec une dame de quatre-vingt ans, amie de Mamère et sa nièce de mon âge. M’a aussitôt frappé la liberté de ton et la franchise de cette femme née pendant la guerre. A les comparer, nos caractères hésitants semblent ne pouvoir se passer des circonlocutions ou, ce qui revient au même, tranchent au moyen d’affirmations péremptoires. Hasard peut-être, du moins je l’espère, car s’il faut y voir l’expression d’un passage typique d’une époque à l’autre et d’un degré de complication des esprits à un autre, c’est peu dire que je fais bien de m’inquiéter de la difficulté à communiquer avec la génération aujourd’hui adolescente et plus encore à comprendre son relativisme.
Rêve second
Chaos dans les pièces, vaisselle sale, tapis maculés et une puanteur de caverne. A peine si on peut traverser l’appartement jonché d’ordures. Je saisis Aplo par le collet, le pousse dans la salle de bains.
-Nettoie!
Il proteste. Je le frappe. Emmène sa sœur à la cuisine:
-Nettoie!
Ma femme est là, c’est Gala, je lui dis:
-Tu es sûr que l’on a bien fait de s’installer dans cet appartement sur la falaise pour la durée des vacances sans demander au propriétaire? Or, voici la propriétaire.
-Que faites-vous là?
-C’est Maria Dolorosa qui a parlé avec vous!
Et je montre Gala. Qui s’est transformée en une vieille à la face de cire. Tandis que la conversation s’engage entre les deux femmes, je coudoie les enfants, je veux leur montrer que ce n’est plus Gala. Fait son entrée un monstre plat, sanguinolent, la gueule ravagée. Il me bave dans le col. M’oblige à faire la vaisselle tout en me bourrant les côtes. Il me visse la colonne, je me tortille, je hurle. Il écarte ses mâchoires et les plante dans ma bouche. Réveil.
Rêve
Dans la salle, au crépuscule, il n’y a qu’un jeune. Il médite assis en tailleur. Me tend le pot. Les cubes blancs sont crayeux, j’en met un dans le verre. Il absorbe d’eau. Avec le bout du doigt, j’écrase. Les autres fidèles font signe de boire. La salle se remplit. On me trouve une partenaire. Elle m’évite, rejoint un autre homme. Puis vient une belle fille, derrière moi. Un bruit. La prêtresse entre juché sur les épaules de son assistant. Les corps s’abaissent. Les chants s’élèvent.
-Tu sens l’esprit qui pénètre? Me dit ma partenaire.
-Je ne peux pas, j’ai le nez bouché, lui dis-je.
Elle trace des signes dans le vide, respire, souffle, s’allège.
-Maintenant.
-Quoi?
-Laisse faire.
Elle retire mon pantalon. Je suis vêtu d’une robe épaisse, le torse exposé. Elle change de position, m’invite à la débarrasser de “cet habit qui n’est qu’un souvenir”. La prêtresse balaie ostensiblement mon verre de mixture qui se brise au sol.
“C’est contre moi! Elle montre par là, que je ne vaux rien”.
-Elle fait souvent ça? Demande ma partenaire de culte.
-Je n’en sais rien, c’est la première fois que je viens.
-Alors oublie tes raisonnements rationnels!
“Impossible!” “Et si je le faisais?” “Ils ont raison, ce qui est est.” “La vérité, est là.“
J’essaie d’attirer ma partenaire hors de la salle. Elle résiste. Elle n’a pas fini son élévation. Je sors. C’est une grange au milieu d’un pré américain. Des 4x4 sont garés en désordre. La cérémonie s’accélère, des fidèles poussent des cris, d’autres sont suspendus par des systèmes de poulies, d’autres encore rampent.
“J’espère que personne ne va surgir à l’improviste, quelle équipe de fous!”
Dialecte
Vieillard hippie chaussé de sandales, soixante, septante ans, les cheveux maigres et longs qui dans le direct Lausanne-Yverdon déclare à la contrôleuse, une apprentie joufflue : “excuse-moi, je venu de Basel et fatigué j’endormi, je me réveillé après à Lausanne, maintenant je retour…”. La fille en uniforme écoute. Elle hésite. S’adresse au hippie en dialecte, lequel répond en dialecte. A la fin, j’entends le hippie qui trois fois répète à la gamine : “Vielen Dank!”