Union Square, portant le costume des employés de bureau et la kippa, micro-boule à la main, un juif sur un piédestal hèle avec ironie les piétons pour leur remettre un prix, ce que confirme une bannière tendue entre deux mâts : “you have being rewarded!”.
Mois : février 2019
Attente-immobilité
Le sentiment que ne rien faire est possiblement la plus porteuse des expériences. Soi-même immobile, les autres en mouvement. Cet après-midi, j’ai attendu Luv devant un magasin d’habits de la 34ème rue pendant une heure un quart — ce qui m’a paru plus intéressant que bien des activités de divertissement.
Wall street
Tempête de neige sur New-York. Col relevé, bonnet sur le front et capuche rabattue nous marchons comme tant d’autres dans les rues sombres du quartier des Finances. Un Japonais se met au garde à vous devant le bâtiment du Stock exchange. Il vocifère. La police observe. Plus loin, un cheval souffle de l’air par les narines. A l’enseigne des fast-foods, dans des halles désincarnées munies de machines à boisson, machines à nourriture et distributeurs d’argent, des clients de tous les âges pianotent sur leurs ordinateurs. Alignés, en vitrine, ils ne s’interrompent que pour siroter des gobelets de carton. Nous descendons par un escalier roulant sous le One building (celui qui remplace les tours jumelles) et déambulons à travers cette architecture blanche, monumentale, lumineuse, ovale, inspirée par l’intérieur du corps d’une baleine. A la surface, dressant ses os dans le ciel neigeux, le squelette. Les multinationales tiennent boutique dans ce ventre de marbre, servies par des latinos en uniformes. Seuls point noirs dans le dispositif, les passagers qui émergent du métro et les militaires mitraillettes au poing. Aucun badaud. Tout ce qui vit est en mouvement. Plus bas dans Manhattan, Battery Park. Au large, sur son île entourée d’eau couleur plomb la statue. Un ferry de touristes frigorifiés se détache de l’ancien bâtiment des douanes par lequel, dit la plaque, “entre 1915 et 1950 arrivèrent huit millions d’émigrés”.
Atterrissage
Aéroport de Newark dans le New-Jersey. A l’arrivée du vol de la United Arlines, attente pénible dans les couloirs en labyrinthe. A bord des cabines, deux douaniers filtrent les visiteurs. Nous sommes cent cinquante à piétiner sous un écran énumérant la liste des interdits, de l’importation de l’iguane équatorial au virus congolais de l’Ebola en passant par la cigarette électronique et la terre sous les semelles de chaussures. Au bout d’une heure de patience, un ordre donné par un supérieur remobilise les pions chargés du trafic, des femmes noires à la chevelure tressée (un côté) et rase (l’autre côté). Elles libèrent vingt touristes et les dirige vers des bornes à écran qui servent de douaniers électriques. Chacun tire son visa, son passeport, pose, scanne, tourne et retourne avant de constater que rien ne fonctionne. Les pions confirment: “marche pas!” Tout le monde reprend la file. A la septantième minute, vient notre tour. Le fonctionnaire examine nos passeports quand son combiné sonne. Il parle. Longue conversation. Raccroche enfin pour dire:
-Le chef, désolé! Il m’annonçait la venue demain matin de votre premier ministre. Je dois le récupérer à l’avion.
Verre
Retrouvé Luv à la cafétéria du Marriott d’Argüelles, le quartier de Madrid où je passais enfant mes mercredis après-midi (nous n’avions pas école) à explorer les rues avec les camarades, venant en bus du village d’Aravaca désormais noyé dans la ville et, me dit Monfrère, tenu par les émigrés dominicains. Après une balade ma valise sur le dos, ma fille et moi buvons de la bière sur une terrasse. J’hésite car je ne reconnais pas le serveur. Si, c’est bien ce bar que nous avions l’habitude de fréquenter en matinée avec Monfrère (la dernière fois, il y a trois ans). A peine ai-je commandé, le patron sort la main tendue :
- De la bière dans un verre de cidre! Je le savais! C’était toi ou ton frère!
Pluie jaune
Dans le train rapide, la passagère qui se lève pour me faire passer. Je m’assois. Avant qu’elle ne se plonge dans la lecture (pour lui parler plutôt que pour parler du livre):
- La pluie jaune!
- Vous connaissez?
- Je crois. L’histoire d’un village abandonné? De son dernier habitant? Mais je n’ai pas lu.
- Ah!
- Il y a vingt ans, il en a beaucoup été question… autour de moi… ça se passe dans la région n’est-ce pas?
Ces points de suspension car je cherche ma pensée et parle selon les images, pour celles qui me reviennent.
- Dans le val de Tena. Un texte poétique. Je le lis pour la quatrième fois. Tenez, lisez la première page!
Je lis. Quelques phrases, je tombe sur le nom Sobrepuerto.
- Tiens! Je me suis garé sous ce panneau hier, j’allais faire de la peau de phoque. Mais je ne suis pas allé jusqu’au village.
- Moi non plus, j’aimerais, un jour.
Elle reprend le livre, se tait, je ne la dérange plus. M’apparaît alors ceci: il y a vingt ans, emmené par un professeur de Genève, avec d’autres étudiants, nous sommes allés dans ce village, nous avons marché dans les rues en ruines, nous avons traversé l’église effondrée, au pied d’un balcon le professeur a appelé et un vieillard est sorti, le dernier habitant du lieu, le personnage du roman La pluie jaune (La lluvia amarilla).