Ces gens qui ne me parlent pas, ne demandent pas de nouvelles et soudain appellent pour que je rende un service. Non que cela me vexe. J’ai honte de savoir qu’ils osent. Honte pour eux. Cependant, je rends volontiers le service. Enfin: si je crois qu’il puissent, après en avoir bénéficié, être utiles aux autres, leur apporter quelque chose veux-je dire. Or, souvent, en raison même de leur égoïsme, ce n’est pas le cas. Pourtant, je devine que ces gens-là, sans-gênes de l’opportunisme sont en général ceux qui occupent le devant de la scène tant il est vrai qu’à force de cheminer on finit par être rendu.
Mois : octobre 2018
Capital
L’informatique est un puissant facteur de concentration du capital. Nul ou presque ne parle ce langage, alors que l’ensemble de l’humanité y a recours. La conséquence du déséquilibre massif entre l’offre et la demande est facile à déduire: le progrès est exponentiel et de moins en moins partagé, de sorte que toute idée de démocratie relève d’ores et déjà de l’histoire des idées.
Parler
Toujours aussi surpris de constater que les boxeurs ne parlent pas. Vous posez une question, simple, histoire de créer le contact avant de se taper dessus, ils gardent le visage fermé, se taisent, touchent les gants, attaquent. Et ce n’est pas faute de sympathie: clin d’oeil, encouragement, geste de reconnaissance, mais parler, non. D’une autre côté, les intellectuels ne boxent pas.
Marché
A deux rues se tient chaque jour le maché de Sant’Ambrogio. Fromages, viandes et poisson occupent une halle de fonte verdie à l’ancienne, tandis que les maraîchers exposent sur la place. Les amoncellements de fruits et légumes sont préparés avec soin. Chaque spécimen de tomate ou d’avocat noir a retenu l’attention du marchand. Ce n’est pas seulement de l’offre au prix et au kilo, c’est le plaisir palpable d’ajuster les poids et les formes, les couleurs et les tons. D’habitude, je m’enthousiasme pour la vente à l’encan des Andalous, ici, rien de tel: derrière les assortiments, les maraîchers sont silencieux — on dirait un peintre en contemplation devant son oeuvre. Ajoutons que le goût et la chair des salades de Trévise ou des choux-pommes sont excellents! Moi qui n’en finit pas de me plaindre de l’hygiénisme paranoïaque qui règne sur nos supermarchés suisses. Je l’ai dit, j’ai l’impression de défiler dans une galerie d’art contemporain ou pire, dans une morgue blanchie au néon. Avec cet effet — que je connaissais bien lorsque j’étais étudiant, mais c’était alors faute d’argent — je ressors avec une bière et un morceau de pain, ou n’importe quoi, pressé que je suis de retrouver l’air libre. Alors que dans ce marché de Florence, flâner donne faim. Même après avoir rempli son cabas, on recommence le tour. Au deuxième passage, alors que Gala essaie une cape de fourrure (il y aussi des vêtements d’occasion, de la quincaillerie et de la vaisselle), je me rapproche de la halle: on fait de la musique. Près de la trattoria où dînent les professionnels, une femme chante entre les jambons et les bouteilles de Chianti.
Théâtre
Si j’étais journaliste d’enquête, je chercherais à m’assurer que le curriculum et la biographie d’Emmanuel Macron ne sont pas des fictions. Interroger les témoins ne suffirait pas, il faudrait en outre interroger leurs familiers afin de vérifier que les premiers ne mentent pas sur commande, recrutés pour la meilleure tenue du scénario général. Pour moi, je ne crois pas que cet homme soit banquier, mais acteur de théâtre promu politicien sous la surveillance de celle que la presse appelle “sa femme” et qui joue le rôle du chaperon.
Adversaires
Esquisses de combat avec un Tadjik, à qui je manque dire:
-Chinois?
Et qui me précède:
-Russian, Tadjikistan. Tu?
-Svizzera.
Et aussitôt frappe à la tête, alors que, si j’interprète bien, l’instructeur de boxe a répété : “pas de coups à la tête!”.
Puis une Florentine a taille de guêpe qui vit dans la Palestre plus qu’elle ne la fréquente (trois jours que j’assite aux entraînements, elle est là quand j’entre, là quand je pars), et frappe avec une telle vivacité qu’il ne me reste qu’à encaisser et me maudire.
Vénus
A seize ans, peut-être dix-sept, je suis venu à Florence avec D. De ce voyage, il me reste deux images, une traversée du Vieux-pont qui se résume à une représentation du pont (j’imagine que nous l’avons traversé) et, aux Offices, la station de D. devant la Naissance de Vénus, entre la toile et un divan plat, en bottes, habillé de noir, cheveux ras, droit comme un piquet, une heure durant. A la fin, il eut ce commentaire:
-Une heure. Un minimum.
A l’instant, je sors une fois de plus en direction de Santa-Croce à la recherche d’un T‑shirt et d’un carnet (difficile de trouver des produits utiles dans le centre de Florence; des marchands de couleurs, des trattoria, des céramistes, des antiquaires, des tamouls dépanneurs, mais pas de carnet, de casserole ou de T‑shirt) et je m’étonne de la justesse des ambiances captées par les caméras de Risi, Scola ou Fellini à l’époque de la nouvelle vague: entre désordre et savoir-vivre, conversations lancées, terrasses minuscules et motos acrobates, cette Italie des cinéastes qui semblait mythique vue de l’étranger est toujours vivante. D’ailleurs, au pied de notre immeuble, sur la piaza Dei Ciompi, un équipe tournait une film; il y avait tant de badauds que nul n’aurait pus dire quelles étaient les limites de la scène.