Marina nous avertit: il y a des moustiques. La proximité du fleuve, n’est-ce pas? Mais on pense: ils m’épargneront. Vient la nuit. Puis un moustique. Je me rassure: ça ira! En effet, ça va. Ce n’est ni l’Amazonie ni la Finlande des lacs, juste des bêtes fébriles égarées dans le dédale florentin. Tout de même, après avoir été piqué une et deux fois, je retire mes tampons de cire, car à la différence des spécimens tigres de Malaga, ces moustiques italiens sont sonores. Je guette mon attaquant. Il approche. Se pose. Je tape. Quand je m’endors, je me réveille: un autre. J’ai beau tapé, rien. Il dure. A force de réfléchir à la trajectoire en fonction du son, je comprends que c’est autre chose, de beaucoup plus nuisible.
-Il y a un muezzin, dis-je le matin à Gala.
Elle rit.
-Qui chante.
Elle croit que je plaisante. J’ouvre grand les fenêtres de notre chambre. En face de l’immeuble, contre la barrière du square, des hommes un cageot fixé sur un vélo. Ils vendent des sandwichs. D’autres vendent des godasses à même le trottoir.
-Et là, à la hauteur de la voiture blanche, c’est une mosquée. Enfin un centre culturel. Donc une mosquée.
A ce moment les cloches des églises se mettent à sonner et l’idiot culturel du sous-sol, pour faire bonne mesure, recommence sa vocifération.
Mois : septembre 2018
Florence 2
Florence
Emménagé rue Borgo Allegri, à deux pas du Dôme. Appartement modeste mais traversant. Une chambre à coucher lumineuse, un deuxième lit en mezzanine. Sous l’escalier droit, le salon avec fauteuil et canapé. Première chose, nous achetons de la bière et du vin. Après quoi je cherche un endroit où écrire. La table de la cuisine, il faudra sans cesse débarrasser, le guéridon de l’entrée, trop bas… Gala repère une meuble laqué contre une paroi.
-Une table ça?
-Elle est pliée, aide-moi!
Nous déplions.
Ikéa j’imagine. Et jamais dépliée. Velue. Je mouille une éponge, déroule du papier ménage. Au bout d’une demi-heure, Gala:
-Là, ça va, viens boire l’apéritif!
-Ah non, je ne peux pas travailler tan qu’il reste de la poussière.
Ensuite nous allons promener le long de l’Arno. A mesure que nous approchons du Vieux-Pont et du pont de Dante, le flot des touristes grossit. Gala, inquiète:
-Oui, évidemment…
-Je m’attendais à pire. Tu n’as pas vu Budapest!
Valise
Montant dans le train pour l’Italie, je dis à Gala:
-Méfie-toi, ta valise ressemble à toutes les valises noires.
Sortie du train, en gare de Milan, comme Gala s’avance vers le compartiment à bagage, la valise à disparu. Elle s’élance sur le quai, fend la foule, disparaît, revient bredouille. Des agents approchent, un policier. Gala remonte dans le train, désigne la seule valise qui n’ait pas été réclamée (le train qui continue sur Naples est bondé, comment peut-elle savoir que cette valise, noire comme la sienne, noire comme toutes les valises noires, est la valise de la personne qui a emporté sa valise noire?). Le contrôleur descend le bagage. Sous le regard des agents, nous l’ouvrons. Dans la poche extérieure, un contrat d’embauche. Maria Espinosa Ramos Kugler. Femme de ménage.
-Zut, une Sud-Américaine! Tu n’est pas près de revoir ta valise!
-J’ai tous mes médicaments!
-Tiens, un numéro de téléphone.
J’énumère, Gala compose. La sonnerie retentit. Nous avons notre correspondance pour Florence dans dix minutes. Pas de réponse. Un des agents assure qu’il convertira nos billets, nous embarquera dans la train suivant. Gala refait le numéro. Elle gesticule et s’exclame, c’est bon, elle est en conversation, marche le long du quai, lève les bras au ciel. Le policier avance une petite voiture, Gala monte, je cours, elle me crie: “Quai 6, une Péruvienne!”. Arrivé là, personne. Je veux dire, mille, deux mille voyageurs, des nonnes, des Chinois, des Russes, des Scandinaves, des Andins, tout ce que la terre porte, à part des Aborigènes, des Inuits et la Péruvienne. Nous volons de valise en valise.
-Si elles se ressemblent toutes, comment faire?
-Je la reconnaîtrais entre mille!
(C’est ça!).
Gala plonge. Six agents suivent. Quand elle émerge, elle est dans les bras du policier et plaisante et roule sa valise. Nous sautons sur la petite voiture qui accélère. Les piétons giclent, on nous pousse dans un wagon, le train pour Florence démarre.
Soirée
Jouer quelques instants au riche. Je gare devant le quatre étoiles, le directeur de l’hôtel (un ami boxeur) me reçoit, m’emmène sur la terrasse, presse deux bières. Nous parlons des mois écoulés depuis ma dernière venue à Fribourg, six, de son voyage en Bretagne, de mon installation à Agrabuey, des gens que nous fréquentions il y a quatre ans lors du stage de combat à Venise, et qui se dispersent, certains partis sans laisser de nouvelle, ainsi du temps qui passe. Puis nous rejoint Monami. D. avec qui j’ai travaillé sur des questions d’affichage dans l’après-midi doit se rendre chez le psychologue (consultations obligatoires après qu’il a quitté le poste de travail qui ‘occupait depuis vint ans pour se mettre en arrêt maladie). Maintenant, je bois avec Monami dans le haut-jardin du café du Belvédère, au-dessus de la Sarine, de la Motta et de la Maigrauge. Lorsque reparaît D., il annonce:
-Je ne fais pas long.
A deux heures du matin, il est toujours là.
Conférence
Cette nuit, en rêve, dans un amphithéâtre à demi-plein, l’assistant:
-Le professeur est absent, pourriez-vous donner le cours?
-Mm.
-Une simple conférence.
-Bien… Si c’est spontané, je peux vous proposer, euh, l’histoire des formes, le concept d’expression en métaphysique…
Pas de réaction.
-Ou encore l’art abstrait, conscience et esprit…
-Vous n’auriez pas quelque chose de sérieux?
-Kant? Mais ainsi, spontanément, non, je ne peux pas.
Dérive
Fondue chez Evola. Sa femme à nouveau à l’asile de fous. Grande force chez cet homme qui parle raisonnablement de la situation après avoir tenté d’y remédier avec générosité et amour. Au cours de la soirée, longues interrogations sur la dérive aberrante de notre société, sa lâcheté, le sacrifice des acquis. D’accord sur le premier procès entièrement politique (façon justice stalinienne) qu’organise la France, celui du meurtrier du militant Clément Méric. Comme chaque fois devant l’aggravation du schéma d’ignominie : le désespoir et le souhait que l’on touche le fond. Nos sociétés sont entrées en révolution: seul terme qui décrit adéquatement un processus qui installe un nouveau paradigme en place et lieu du précédent.
Coffre
L’air conditionné, c’est la toux, le rhume, la grippe. Nous sommes dans le Gard, il fait trente degrés. Gala a chaud. Moi aussi. J’ouvre ma fenêtre, Gala ferme la sienne. Elle ouvre, je ferme, ainsi de suite. Mais avec le vent, nous n’entendons plus la musique.
-Arrête-toi, dit-elle, je me déshabille.
L’aire de repos est saturée de voitures. Je gare sur une place handicapés. Gala descend, ouvre le coffre (il est à cinq mètres du siège conducteur). Les autres voyageurs mangent, fument, regardent le soleil et les poubelles, changent les enfants, se regardent, nous regardent.
-Tu ne peux pas te changer dehors au milieu de ce monde, fais-je à Gala
-Alors je me déshabillerai dans la voiture.
Contact. Je démarre, je recule.
-Qu’est-ce qu’ils ont ces imbéciles à nous regarder?
-Ce sont des imbéciles, répond Gala.
-D’habitude, ils ne sont pas si nombreux. Là, tous nous regardent!
J’accélère pour engager la voiture entre deux camions lorsque je vois que le coffre est resté ouvert. Une porte verticale, au-dessus du plan, modèle jeep, les affaires prêtes à glisser. Je plante sur les freins, me précipite avant que le camion suivant ne déboule sur la piste d’accès. Quelques secondes de plus, nous perdions sacs et valises sur l’autoroute.
-Nom de dieu! Homicide par négligence, ça va chercher dans les combien? D’ailleurs, j’ai remarqué, je sais! Jamais tu ne fermes les portes. Je les ouvre, tu passes. Comme une princesse! Bordel! Nous allons mourir!
Route
Longue route. A grande vitesse. La voiture est exceptionnelle, le moteur puissant, les accélérations redoutables. De fait, il en va ainsi pour la plupart des véhicules qui me précèdent, qui suivent ou que je côtoie, aussi ai-je l’impression de faire du surplace. Avec cette idée que si je tourne le volant de cinq centimètres sur la gauche ou sur la droite, nous sommes morts.
Retour d’Espagne 2
Au milieu de la nuit je constate: j’ai oublié les pilules à Agrabuey. Je fais ce calcul: appel au médecin (prix négligeable), envoi de la prescription (combien cela peut-il coûter?), achat dans une pharmacie suisse (Fr. 86.- pour vingt-huit pilules. Il m’en faudra deux boîtes), le tout comparé avec le prix espagnol soit Euros 8.- (pas de prescription). Conclusion : je viens de perdre Fr. 185.-. Mais surtout : il va me falloir parler au téléphone, attendre le courrier, entre dans une pharmacie lausannoise. Gala se réveille.
-J’ai laissé mes pilules à Agrabuey, lui dis-je. Donc, j’en passerai.
Pourtant, cela me tracasse. Le matin, Gala me les montre. Elles sont où elle étaient, où elles ont toujours été, entre le rasoir et le dentifrice.