Pour être tombé hier sur le cliché d’illustration d’un fait divers informant de l’attaque d’un cueilleur de palmes par trois éléphants sauvages d’Asie (trois pachydermes aux oreilles battantes broutent la savane), je rêve que l’on m’établit sur un pont de pierre datant d’un époque antéhistorique en vigile de la naissance de l’humanité. Défilent alors sur le parapet des créatures mi-humaines mi-bestiales en un cortège à vocation paléontologique qui se donne pour tâche de me raconter, contre l’enseignement de l’académie, la véritable origine du monde. Ma fascination est telle qu’elle exclut d’emblée toute peur, ce que je fais savoir, par delà les siècles à mes congénères, les encourageant à regarder la vidéo de ces franchissements de pont s’ils veulent découvrir la vérité. Eux se résistent. Le document en main, je les poursuis, les harcèle.
-Il faut voir ça, il le faut!
De retour sur le pont, une dernière espèce, composée de géants à l’abdomen ballonné, annoncent qu’ils vont me percer les yeux. Ils enfoncent trois fois une aiguille sous le niveau de la paupière, tandis que, les yeux clos, je vois la pointe métallique pénétrer ma chair.
Mois : juin 2018
Maillon paléontologique
Oral 2
Fascinante translittération d’un conte de la tradition orale maya, H‑k’ankabi ok, dont j’ai obtenu le texte dans un marché au puces de la région de Chunhuhub, les premières phrases signifiant à peu près: “je vais vous raconter l’histoire de Hapain Kan telle que me l’a rapportée ma mère une nuit de belle lune…”
Recevoir 2
Voilà, c’est confirmé, je vis avec une chauve-souris. A en juger par l’heure de publication de cette note, on verra que je n’invente pas. Le spécimen a pris son envol il y a quelques minutes comme je m’exerçais à voir dans le noir (du sport militaire). Et il ne s’agit pas d’un animal de pochette-surprise; déployé, il mesure trente bons centimètres. Pour ce qui est de l’apprivoiser, je me riais, mais là, c’est autre chose: comment l’expulser? Le truc que j’appliquais autrefois, ouvrir des fenêtres éloignées pour créer une couloir d’air, ne fonctionne pas. Cette chauve-souris est espagnole, ou alors l’espèce à muter. Plus avant, je me demande comment elle a pu séjourner dans ma chambre à coucher depuis mercredi sans que je remarque sa présence, puis migrer d’un étage. La nuit, elle doit manger mes provisions dans la cuisine. C’est ennuyeux. A l’heure d’éteindre le salon et de pirater un film, mon hôte tourne dans la pièce.
Pingu
L’année de la naissance de mon fils Aplo, j’exerçais un métier formidable, je traduisais Pingu. Ce pingouin ne parle pas, il baragouine un jargon de pingouin. L’essentiel de ses journées se déroule sur la banquise en compagnie d’autres pingouins et chaque épisode de la série a son thème, la cuisine, l’automobile, le saumon. La multinationale envoyait par courrier secret un disque que mon patron décachetait puis nous prenions le tram, ensemble, religieusement, pour nous installer dans un laboratoire de visionnement de l’Université.
-Prêt?
Le patron éteignait la lumière, lançait le dessin animé. Si j’ai bon souvenir, l’épisode durait quelques vingt minutes. Pendant ce temps, sur la banquise, l’équipe de pingouins réalisait toute sorte de prouesses et parlait le pingouin. Quand le ‘écran affichait le mot Fin, le patron rallumait. Le travail commençait.
-Le hameçon.
-Oh, oh, oh, comme tu y vas!
-C’est ce qui revient, le hameçon par-çi, le hameçon par-là.…!
-Pas assez parlant.
-Pingu prend des risques.
-Trop long.
-Un poisson qui résiste.
-Cérébral. Je propose Pingu pêche!
-Pingu pêche? Tu te fous de moi? Mais il pêche tout le temps. Il ne fait que ça, pêcher, dans tous les épisodes il pêche.
-Bon. Zut!
-Oui.
-Pingu se jette à l’eau…
-Répète.
-Pingu..
-Pingu se jette… Mais c’est pas mal ça!
Et le patron rallumait, nous quittions notre sous-sol, nous reprenions le tram avec le sentiment du devoir accompli.
Non-être 2
Les populations n’ayant, de façon générale, dans le cours de l’histoire, pas grande compréhension du fonctionnement de la langue, les idéologues doivent composer avec la chose la plus opposée à l’idéologie, le bon-sens. L’entreprise actuelle de reconfiguration des moeurs par la destruction du lexique est vouée à l’échec; de ce fait, il se prépare une phase de terreur.