Mois : février 2018

Film

Manip­u­lant pour la pre­mière fois cette caméra que j’ai achetée il y a un an pour filmer les rues de Mala­ga. Elle était sur la bib­lio­thèque du salon, dans son car­ton, je repous­sais sans cesse le moment de la déballer. Et voilà que le temps presse. Le mode d’emploi est court. Je l’ai lu. Un bou­ton pour allumer, un autre pour étein­dre. Manolo, le coif­feur, dit qu’il me prêtera un pro­gramme de mon­tage. Quand il ne coupe pas les cheveux, il se balade en mon­tagne sur sa moto de sept cent kilos et filme. Moi, je marcherai une soix­an­taine d’heures. Et aus­sitôt sur­gis­sent les prob­lèmes. Com­bi­en de bat­ter­ies faut-il? Quelle mémoire? Et la nuit, com­ment filmer? Ce matin, je suis allé au marché de Bena­gal­bón. Le gitan m’a ven­du un gilet à poches. Si j’ob­tiens un pied, je le vis­serai sous la caméra et il vien­dra s’ap­puy­er dans la poche de poitrine. La caméra devrait alors se trou­ver sur l’é­paule. Il fau­dra l’im­mo­bilis­er. Je n’imag­ine pas tenir la main en l’air pen­dant soix­ante heures. Ensuite, il fau­dra un micro. Manolo m’ex­plique que les micros inté­grés font enten­dre le bruit du vent. Heureuse­ment, je fais un film lit­téraire (l’élé­ment le plus impor­tant n’est pas l’image). 

Tempête

Same­di, tem­pête vio­lente. Les restau­rants et les mag­a­sins fer­ment, les habi­tants se pré­cip­i­tent et rangent. Cela ne suf­fit pas. Les palmiers penchent, le sable vole, la mer brasse. Nous sommes au Gris Maren­go, à deux kilo­mètres de l’ap­parte­ment. C’est jour de pael­la. J’ai réservé. Pour une fois, c’é­tait inutile. Juan nous ouvre de l’in­térieur. Une autre famille mange dans la salle. Dehors, l’employé encorde la chaloupe qui sert de brasero. Des morceaux de pail­lasse, des chais­es, des branch­es passent sur le quai. Au cré­pus­cule, la tem­pête con­tin­ue. Du bal­con supérieur, c’est à peine si on voit la dif­férence entre les lignes, le ciel, la mer, la plage. J’en­file la com­bi­nai­son de surf et je vais dans l’eau. Dès que je suis immergé, je ne fais plus que marcher pour regag­n­er la plage, lut­tant pour ne pas être attiré au large. Puis je vais courir. En direc­tion du Lev­ant, le sable pique le nu des jambes tan­dis que sur le chemin du retour le sol file sous les pieds. Plus tard, les antennes paraboliques décrochent des toits.

Cahiers

Tou­jours aus­si excité à la vue du ray­on­nage des cahiers dans les papeter­ies. J’en fais la remar­que aujour­d’hui, car à Noël, dans les Pyrénées, Luv a trou­vé chez un Chi­nois des car­nets dou­blés de papi­er brun et encol­lés de tis­su dont la fac­ture brute est aus­si rare qu’o­rig­i­nale. Reste à voir si la page est agréable au touch­er. Quit­tant le Nord de l’Es­pagne, j’ai hésité à en faire pro­vi­sion, puis je me suis résolu à atten­dre, me réjouis­sant de met­tre la main sur ces car­nets à mon retour. Or, hier, j’ai trou­vé dans un vil­lage du bord de mer, chez un Chi­nois tou­jours, une autre sorte de cahi­er, tout aus­si promet­teur quoique d’un usage dif­férent. Ce cahi­er à le for­mat exact de l’in-quar­to. Au point qu’écrire cur­sive­ment un texte indi­querait, le cahi­er com­plété, l’é­pais­seur finale du livre après pub­li­ca­tion. Songeant à ces for­mats, ces qual­ités de papi­er, ces couleurs, je me remé­morais l’ob­ses­sion de Paul Auster pour ces car­nets achetés chez un Chi­nois de Man­hat­tan. Quand le marc­hand ferme, l’écrivain se demande, et nous racon­te, qu’il doute s’il pour­ra encore écrire. Ce qui m’amène à toutes ces fauss­es éval­u­a­tions, je veux dire au moment de l’achat. Au Mex­ique par exem­ple, j’a­chetais de splen­dides cahiers à cou­ver­tures rouge au for­mat A3. Il s’agis­sait alors de dessin­er, mais le papi­er, lourd, gom­mé et peu absorbant, décourageait l’en­tre­prise. Le pire, c’est que je ne m’en aperce­vais pas aus­sitôt; au milieu du dessin, je per­dais l’en­vie, ne com­prenant que par après que cela tenait à la nature du papi­er. Et dans le même esprit, je pen­sais à ces dis­ser­ta­tions que la maîtresse du col­lège juif de Madrid nous com­mandait sur des thèmes con­venus. Je me réjouis­sais d’écrire, mais mon envie retombait vite. En se ser­vant de la règle, il nous était en effet com­mandé de trac­er deux marges à droite, l’une pour nos ren­vois de texte, une autre pour les notes de la maîtresse et encore une marge à droite pour l’ad­di­tion des points, de sorte qu’il ne restait qu’un espace cen­tral, étroit, où les lignes aus­sitôt com­mencées récla­maient le trait d’u­nion et le pas­sage à la ligne.

Manuscrit

La semaine dernière, j’ap­prends que TM sera pub­lié. Après le refus d’un pre­mier édi­teur qui, j’en ai par­lé ici, jugeait le man­u­scrit “excel­lent”, mais se dis­ait effrayé par les pro­pos tenus dans ce Jour­nal d’In­con­sis­tance, avant d’ad­met­tre qu’il craig­nait surtout d’être privé de sub­ven­tions pour accoin­tances avec un auteur, moi-même, qui ne pense pas juste, j’ai déposé le texte chez un autre édi­teur. Sans nou­velles depuis sep­tem­bre, je viens de recevoir l’avis posi­tif de son comité de lec­ture, pour moi anonyme, ou plutôt fan­tôme, au point que je me demande s’il existe, n’ayant à ce jour vu aucune tête, su aucun nom, enten­du aucun ver­dict au-delà du “oui de principe. Etrange monde que ce milieu des édi­teurs suisse, où l’on chu­chote, où l’on se tait, où l’on avance à pas feu­trés. Com­para­i­son à laque­lle je n’ai pu résis­ter: ain­si, tout en remer­ciant l’édi­teur de sa con­fi­ance, je m’in­quié­tais auprès de lui que l’on gère — le mot est choisi — mon man­u­scrit lit­téraire comme un pro­duit de banque.

Tarte

Après une semaine passée à boire, rire, se promen­er dans la ville et habiter la nuit, Gala a cuit une tarte aux pommes et a repris l’avion pour la Suisse.

Huile

Un paysan de Jaén. Assis sur un banc, au cen­tre du vil­lage, devant le super­marché, la tête ronde, le vis­age sans rides. Un homme sim­ple, sans soucis et sans argent. A même le trot­toir, il a tourné une car­ton sur lequel il expose des bouteilles d’huile et deux paque­ts de fruits secs. Ce sont des aman­des. Il me mon­tre celles qu’il a décor­tiquées. Elles sont plus chères.
-Et l’huile?
-Oui, c’est la mienne.
Mais il n’a pas la mon­naie. “Est-ce que peux aller faire du change?” Je n’aime pas. Tou­jours ce sen­ti­ment que trans­met­tent les com­merçants: comme si, à échang­er une grosse coupure con­tre plusieurs petites, vous les voliez. Je fais mes fonds de poche. Cela ne suf­fit pas. Le paysan refait le cal­cul. Des aman­des s’échap­pent du paquet. Elles tombent sur le trot­toir. J’en ramasse une et l’avale. J’en ramasse une autre. Alors il com­prend: il y a un trou dans le sachet. Pour­tant, il con­tin­ue de le manip­uler. D’autres aman­des tombent au sol. A se deman­der s’il voit. 
-Celle-ci ou celle-là?
A pro­pos des bouteilles d’huile.
-Quelle est la différence?
Le liq­uide de la bon­bonne de droite est trou­ble, l’autre lumineux. Il les place dans le soleil.
-Moi, dit-il, je préfère celle-là!
Je fais comme lui, je me décide pour l’huile d’o­live trou­ble. Main­tenant que cette affaire est réglée, il prend mon bil­let de cinquante euros, l’empoche et s’en va. Sans faire atten­tion aux voitures, il tra­verse la route, entre dans un bar. Je suis sur le trot­toir, avec son car­ton, ses bouteilles, ses sachets. Les pas­sants vien­nent voir ce que j’ai à ven­dre. Ils renon­cent: un étranger ne cul­tive pas des aman­des et des olives. Au bout d’un long moment, le paysan revient. Il com­mence des cal­culs. Il le fait avec tant de peine que je vois pourquoi il est pau­vre. Quand à l’hon­nêteté de ses pro­duits, me voilà ras­suré : c’est bien ses olives et ses aman­des cueil­lis sur son ter­rain. Avec ce qu’il empoche, il met­tra quelques litres dans le réser­voir de sa voiture, juste de quoi remon­ter à Jaén. 
Arrivé à l’ap­parte­ment, je lis l’é­ti­quette sur la bom­bonne d’huile: “Pour con­som­ma­tion pro­pre. Pro­duc­tion de l’agriculteur”. 

Fauteuils 2

Vingt-deux heures de peine entre mer­cre­di et jeu­di. Au télé­phone, Gala souligne mon idéal­isme. En effet, j’imag­i­nais faire seul. Or, ces heures, c’est compte tenu de l’aide des Uruguayens. “Tu vois à quel point ton ent­hou­si­asme te trompe?” Que répon­dre? Je regarde la pluie. Je suis épuisé. Ma voiture est pleine alors qu’elle ne con­tient que les livres de pre­mière urgence et les ordi­na­teurs; moi qui pen­sais y ranger tout le démé­nage­ment! Le matin du départ, je me lève à l’aube pour frot­ter les salles de bains et récur­er le sol de mar­bre. A dix heures, Najo vis­ite l’ap­parte­ment.
-Si tous les clients étaient comme toi!
J’aime bien ce type. Un “señori­to”. En Espagne notion com­plexe d’où dérive le con­cept du même nom défi­ni par José Orte­ga y Gas­set, le seul philosophe du pays, dans son livre célèbre, “Espagne invertébrée”. Dans l’im­mé­di­at, cela sig­ni­fie que jamais un homme tel que Najo ne met la main à la pâte. Son souci le plus grave et de porter une chemise repassée et une paire de mocassins pro­pres. Pour le reste, il a réponse à tout. Par exem­ple, il aurait rem­bal­lé Gala. Le señori­to, c’est celui qui sait. Inspecteur des travaux finis, dis­ait-on ne Suisse. Chez nous, dans les cam­pagnes de la Glâne, un tel car­ac­tère lui vaudrait un poste de bal­ayeur. Je veux dire, un poste assor­ti d’un encadrement absolu: direc­tives, cir­cuit, petit chef. De crainte qu’il ne fasse rien, jamais. Ici, en Espagne, les señori­tos sont des hommes qui comptent. Ils ser­vent de cour­roie de trans­mis­sion entre ceux qui tra­vail­lent, les ouvri­ers, et ceux qui, forts de con­nais­sances réelles, volent, les grands entre­pre­neurs et les politiciens.