Sur la place du Capitole de Toulouse se tient un marché. C’est le fatras habituel, navires en bouteilles, batiks indiennes, colliers et lavande, chinoiseries, boubous du Mali et miels occitans. Au centre, quatre plateaux de livres. Entre les cartons de poches, quelques ouvrages dignes d’intérêt. Saint-Simon, Lou Andréas-Salomé, Panofsky… Pour déchiffrer les titres, il faut tourner autour de la table. Un homme me précède. Il est accompagné de sa fille. Tout juste si le menton dépasse la hauteur de la table. “Papa, je dois faire pipi!”. Absorbé, le père n’entend pas. La fille insiste. Trois fois, elle répète: “Papa…”. Puis elle change de tactique: “Si on n’y va pas, je vais faire aux culottes!”. Alors comprenant que j’ai entendu, elle se gêne et minaude. Du moins a‑t-elle fait réagir son père, qui l’air de se parler à lui-même dit: ” bon, on va aller boire un verre… ah, zut, je n’ai pas de liquide!”
Mois : juillet 2017
Café suisse
Dans les bambous, avec les moustiques, sous un ciel moite. Le propriétaire de la cabane nous a flanqué l’une des ces inventions suisses qui fabrique du café à partir de capsules. Pour y remédier, je longe l’avenue Saint-Exupéry (ce boyau, pauvre aviateur dénonçant la termitière humaine) et trouve à son extrémité une boulangerie où l’on me vend une délicieuse baguette et un croissant de la veille. L’américanisation étant achevé, la boulangère vend aussi du café à l’emporter. De retour, je m’aperçois qu’il est tiré des mêmes capsules suisses que nous avons dans la cabane.
Garonne
Feux du Pont-neuf sur une Garonne d’encre. La découpe du reflet sur les eaux immobiles est impeccable. Les arches, la chaussée, les réverbères ont leur doubles ciselés. Le long du parapet, les passants admirent. Plus loin sur la berge contraire, c’est une noria que les forains montent pour le 14 juillet. Elle n’a pas encore reçu ses nacelles. Les pièces de la roue, le moyeu, le support et l’armature circulaire se détachent sur l’eau lisse. Une précision de tracé qu’eut aimé peindre un Gustave Caillebote.
Dispute royale
La disputatio, grand concours des esprits pour la promotion des idées, devant un parterre de doctes, dans les bâtiments de l’académie royale d’Espagne au temps des Rois très catholiques. Détournement illustre de la parole grecque en vue d’une recherche intéressée de la vérité; demeure la qualité de la joute, la mesure logique, le sérieux de l’affaire et, bien sûr, le panache des adversaires qui peaufinent leurs arguments pour exhiber leur talent scolastique. En 1550, au cours de la Junta de Valladolid, Juan Ginés de Sepulveda, opposé à Bartolomé de Las Casas, défend devant un jury de sages son apologie sur les justes causes de la guerre. Dans Histoire de l’utopie planétaire, Armand Mattelart note: “le discours prononcé par Las Casas en réponse à son adversaire qui l’attaque sur le bien-fondé de sa Très Brève Relation de la destruction des Indes dure cinq jours”.
Musée des Antiques
Excavation d’une nécropole romaine sous l’esplanade de la basilique Saint-Sernin. Le four à chaux où étaient fabriqués les sarcophages installé au centre du cimetière; on y voit la dernière pièce sortie de cuisson. Tandis que je déchiffre les épitaphes, un garçon demande à sa mètre si “ils sont toujours dedans?”. Un peu plus loin, devant un couvercle entier posé sur la cuve, le garçon. “et comment faisaient-ils pour respirer?”. A l’étage, une explication sur la circulation des amphores en Méditerranée à la fin de l’Empire (transport de vin, d’huile et de saumure, les amphores usagées servaient ensuite à renforcer les routes secondaires, à l’occasion à enterrer les bébés). Et l’urbanisme de l’antique Tolosa! Rigueur, lumière, maîtrise. Passionnant! Sorti de ce musée, tout à fait réconcilié.
Excursion 3
Et donc, je suis désagréable. Insultant. Plein de mépris et de pitié. Dégoûté et horrifié. Comment en est-on arrivé là? Aussi vite! A peine vingt ans. Aujourd’hui, aussi loin que porte le regard, pas un rivage où aborder. Gala ne pipe mot. Elle finit pas admettre: “je ne crois pas que je pourrais vivre ici”. Sa raison: “les avenues sont trop larges, je ne me sens pas bien dans ce genre d’architecture”. Je vais devant, les poings dans les poches, découvrant à chaque coin de rue ces faux bohèmes juchés sur tabourets, des plantes d’ornements pour bureau. Et en vitrine, des objets de design, poufs en forme de sein, boîte de pralinés Porsche ou luminaire en osier tressé du Mékong. Et pour les jeux de mots, ce trait d’intelligence, voici : un bar à chignons (une coiffeur), un restaurant-brocanteur… Pourquoi pas un dentiste-garage ou une boulangerie-toilettes? Mais non, tout cela semble amuser les passants. Qui défilent, achètent, achètent et défilent. Dans les parcs, affalés sur les bancs, les Arabes. Ils palabrent, fument, traînent, se lèvent, se rassoient — ils attendent leur tour. Soudain, une Association des sauveurs de la terre. Il sont cinq, en mission. Vont de clochard en clochard, sortent des assiettes, préparent de la nourriture. Voici qu’ils abordent un groupe de punk (je me demande pourquoi on appelle cela des punks, aucun rapport n’est-ce pas?). Les types sont ivres-morts, ils ne tiennent pas debout, alors pour ce qui est de tenir une fourchette… Un peu déçus, les mandés leur remettent des sacs de biscuits pour leur chiens. Le spectacle de la merde rend agressif. Mai surtout, le déni me rend agressif. Car pour masquer leur désarroi, les locaux promènent un air enchanté. Autant dire que nous ne sommes pas tirés d’affaire. Ces villes d’ouverture de paix et de métissage; de tolérance, de culture, de communication. Allons-donc! (Il y a quelques jours, suite aux émeutes anti-G20 de Hambourg, la présidente allemande a admis qu’il conviendrait de tenir ces sommets dans des lieux où nul ne pourrait entraver leur bon déroulement- voilà pour la tolérance, cette panacée au service du contrôle). “Quand repart-on?”, fais-je à Gala. Et dix minutes, plus tard: “que fait-on ici? que fais-je ici? que peut-on bien faire ici?”. Quand je pense à nos villes suisses (petites, pratiques, quelconques, mais plaisantes, conçues pour la vie), toutes contentes d’adopter ce carnaval dégénéré, ce nouveau moyen-âge, ce brouet universaliste — j’ai honte.
Excursion 2
Penser que ce pays avait des habitants, des qualités et des défauts, une cuisine, une langue, une activité originale sous le ciel. Mon but n’est pas de vexer: quelle poubelle! Des rues à l’architecture aimable avec ça et là, montré par des panneaux en trois langues, des monuments. Sur ce décor retoqué, les noms des empires planétaires: Nespresso, Flunch, Zara, Orange, Adidas. Côté liquide et solides, des ordinateurs avec humains intégrés qui servent des rations. Les passants poursuivent en sifflant des sodas en gobelets ou en mangeant des débris de viande, l’air heureux — je veux dire, drogué. D’ailleurs la terre entière s’est donnée rendez-vous atour du Capitole. Pas une ethnie qui n’ait ses élus. Avec un point commun, le téléphone portable. L’ambiance est désespérante. La culture, d’entreprise. L’avenir, à la traite. Le présent, informe, invertébré, bête. Pour entretenir ces espèces encagées, des militaires de toutes couleurs et de toutes races patrouillent le Famas en bandoulière. Et au ras du sol, les loqueteux professionnels, Roms, punks, barbus, givrés, techno-lesbiennes, des chargés de mission en quelque sorte, il rappellent au passants zombifiés combien leur sort est chanceux.
Histoire humaine
Dans quelques années, l’homme découvrira l’algorithme qui a servi à sa création et l’expérience humaine s’achèvera. Les êtres qui nous ont créé fermeront le laboratoire et iront souper. Quant à savoir combien de temps aura duré l’expérience, cela dépend de la mesure du temps; dix minutes, quelques heures ou quelques mois. L’infinie variété des motifs qui auront traversé la conscience des hommes durant la tenue de l’expérience justifie que l’on nomme celle-ci “histoire humaine”.