Mois : mars 2017

Pari

Le pari est lancé. Avec un enjeu: nous. Les ter­mes du pari sont: le peu­ple, par­tielle­ment ou totale­ment (dans quel cas il sera recréé après dévas­ta­tion), peut-être sac­ri­fié, il y aura tou­jours assez de con­som­ma­tion pour détourn­er une plus-val­ue. Motif de ce cal­cul con­fi­ant: les tech­niques de cap­tiv­ité com­mer­ciale pro­gressent de manière inverse­ment pro­por­tion­nelle aux principes d’or­gan­i­sa­tion de la lib­erté. Reste une ques­tion. Qui lance le pari? A cha­cun sa réponse. Il y en a qui sont meilleures que d’autres.

Poussière

Occupé à mon­ter des meubles en pous­sière de bois. Je me sou­viens. La pre­mière fois que j’ai vu ce type de meubles, c’é­tait chez l’écrivain O.T, à Genève, la veille d’une exa­m­en de philoso­phie. Il m’avait demandé son aide. Nous avons démon­té une pen­derie dans sa cham­bre à couch­er. Je n’en reve­nais pas: c’é­tait donc ain­si. Des vis de métal blanc dans des écrous de pas­tique, le tout livrant sa quan­tité de sci­ure lors du retrait! La scène se déroule dans les années 1990. A l’époque j’avais tou­jours vécu chez mes par­ents, et donc porté des meubles de bro­can­teur et d’an­ti­quaire d’un poids phénomé­nal. Plus tard, quand je me suis instal­lé à Gim­brède, j’ai juré qu’il n’en­tr­erait dans la mai­son ni plas­tiques ni pan­neaux d’ag­gloméré. J’ai tenu. Ces jours, devant la mer, je monte des chais­es, un bureau, une table de salle à manger com­mandés sur inter­net. Cela prend des heures. Rien que pour la table, vingt pages de manuel. Rien de mieux que cet exer­ci­ce pour mesur­er l’hu­mil­i­a­tion à laque­lle nous con­damne la société surindus­trielle. Dégoûté, je promet­tais hier à Gala: “dans la mai­son d’A­grabue, il n’en­tr­era ni plas­tique ni aggloméré!”

Rêves

Ce matin, trois rêves. Après cha­cun, je me réveille, je véri­fie l’heure qui se détache en chiffres rouges con­tre la pla­fond. J’ai dor­mi six min­utes, qua­tre min­utes et cinq min­utes. Dans ces laps de temps, des événe­ment rêvés allant de plusieurs heures à plusieurs jours.

Knut

“L’oc­ca­sion me serait belle, ici, de m’ex­primer sur l’inc­inéra­tion en général. J’ai des livres, oh! j’au­rais pu faire le malin et trou­ver beau­coup de choses sur l’inc­inéra­tion dans mes livres. Pourquoi ne le fais-je pas? Pour la rai­son que je ne peux pas met­tre la main sur mes livres. Je les ai à portée de la main, mais je ne peux pas les attein­dre, ils sont dans leur pro­pre mai­son, de l’autre côté de la colline, et la neige et l’hiv­er ren­dent le chemin imprat­i­ca­ble jusque là. Quelle vie!“
Ce superbe pas­sage des con­fes­sions de Knut Ham­sun liées à son procès après-guerre inti­t­ulé “Sur les sen­tiers où l’herbe repousse”, quel morceau de littérature!

Etat des lieux

Ramon récupère les clefs de son apparte­ment. Barbe claire, chemise lignée, pan­talons à plis et mocassins, il porte le cos­tume du retraité qui a fait car­rière et mérite le respect de la société. Il ouvre son dossier, pose une feuille de papi­er quadrillé sur la table de verre, déca­pu­chonne son sty­lo. Il n’y a pas d’é­tat des lieux, pas de liste des meubles, juste de la vais­selle, des draps, des bibelots en vrac. Gala et moi avons net­toyé comme des Suiss­es (autre­fois, les Suiss­es agis­saient avec métic­u­losité), l’ap­parte­ment est impec­ca­ble. Il en fait le tour, pointe sur les têtes de lit vertes, bleues, dorées, sur une applique, une coupe à fruits, con­state que j’ai rem­placé mes sup­ports de douche métalliques, à peu près sobres, par les siens, des nœuds papil­lons en faux cuiv­re.
- Tu as les modes d’emplois des machines?
Que je me sou­vi­enne, je ne les ai jamais tenu en main. Mir­a­cle: j’ou­vre une armoire, ils y sont. Ramon se promène dans les pièces. Il est épaté. Jamais le loge­ment ne faut aus­si net. Nous avons peaufiné. Même les vingt natures mortes chi­nois­es, dont une à dou­ble, broc d’eau avec cit­rons, sont accrochées au mur. Puis il pointe sur un bougeoir de château en laiton à branch­es mul­ti­ples que j’ai recalé sur le bal­con.
- Et les bou­gies?
Ce sont de grosse bou­gies rouges, à demi-coulées.
- Oui, je les ai vu quelque part.
- Peu importe.
Car en fait, il n’en a cure. Il par­court une liste fic­tive, comme s’il visait réelle­ment l’ensem­ble des pro­priétés liées à l’ap­parte­ment. De fait, il ne sait pas ce qu’il con­tient. Dès mon entrée, il avait mis les choses au clair:
“Là, il y a des bouteilles, du vin et des alcools, tu peux les boires; ça, c’est peut-être utile? Et un fer à repass­er? Ah, regarde, il faut que je te mon­tre, ces assi­ettes sont pra­tiques…”.
Main­tenant, nous mon­tons sur le toit. Les chiens du voisin se jet­tent con­tre la treille de sépa­ra­tion.
- Les chiens, fait Ramon.
En effet, j’ai insisté. Comme il me demandait pourquoi je par­tais, j’ai répon­du: “les chiens, insup­port­a­bles!” D’ailleurs, je n’ai pas men­ti, et si, même après mon départ, pour le principe, on pou­vait les pass­er à la moulinette, je n’y ver­rais pas d’in­con­vénient.
Pour finir, Ramon me demande la clef de la piscine. Je lui tends la clef de la piste de pad­dle. Il me remer­cie.
-Bon, eh bien voilà, je te tiens au courant, moi je vais rester un peu. 

Triptyque

Dernières cor­rec­tions apportées au Trip­tyque de la peur. Plus je relis, plus je trou­ve cela lis­i­ble. Pour un texte dif­fi­cile, veux-je dire. Fly­nn Maria Bergman a dess­iné le titre en car­ac­tères trem­blés et super­posés. Nous sommes plus proches du film d’hor­reur que des cochons-tau­reaux vet­tons, mais le livre y gagne une esthé­tique. Et puis, dans cette col­lec­tion, il sera petit et transportable.

Appartement de mer

Devant les yeux, trois ban­des de couleur: ocre le sable, gris bleu la mer, bleu azur le ciel. De ce qua­trième étage, on ne voit ni les baigneurs ni les promeneurs. Du moins hors-sai­son. Sen­ti­ment d’être posé sur le vide. Si de plus, il y avait dans l’ap­parte­ment de quoi s’asseoir, ce serait parfait.

Déménagement

Gala est arrivée mar­di. Sa voiture a tenu le vent, passé les ponts et les tun­nels de l’au­toroute de mon­tagne. Elle a ouvert la porte et trou­vé Zaïra qui récu­rait les salles de bains. J’é­tais sur le toit, le jet à la main pour net­toy­er les restes de sable orange du Sahara. Nous sommes allés dîn­er sur notre ter­rasse habituelle; le ton est mon­té, nous cri­ions.  Aux ouvri­ers effrayés qui mangeaient le menu aux tables voisines, j’au­rais voulu dire qu’il ne s’agis­sait pas d’une scène de ménage, nous par­lions poli­tique. Mais qu’est-ce que cela aurait changé? A la sor­tie, le serveur attristé est accou­ru. Il a ten­du la main à Gala l’air con­so­la­teur. Un peu plus il l’emmenait. Elle qui ne peut par­ler poli­tique sans hurler et répéter mécanique­ment les anti­ennes de la presse. Nous avons con­tin­ué à faire le ménage. Cela a duré deux jours. Ven­dre­di, les démé­nageurs se sont présen­tés en mat­inée. Le plus grand, un Sud-améri­cain, ressem­blait à l’In­di­en muet de Vol au dessus d’un nid de coucous. Ils ont descen­du mon bureau, le lit, le ban­dit-man­chot, le vélo sta­tique, les vélos, le punch­ing-ball et la vais­selle de Noël. Arrivé dans le vil­lage voisin, j’ai entre­pris de mon­ter les meubles com­mandés sur inter­net. Des tables et des chais­es fab­riqués au dans le Gujarat. A prix occi­den­tal. Aujour­d’hui, les vendeurs vous font acheter du tra­vail sur la foi d’une image. Un cal­vaire: trous mal cal­i­brés, vis tor­dues, mode d’emplois anal­phabètes. Pour la pre­mière chaise (de jardin, pré­cisons), il m’a fal­lu 1h20. Je me réjouis­sais: dès la deux­ième, j’al­lais gag­n­er du temps. Or, je n’ai pas réus­si à la mon­ter. Pour faire diver­sion, je me suis attaqué à la table. Pas de mode d’emploi. Elle est au sol, en morceaux. Ensuite, entraîne­ment de Krav Maga. La voiture est au garage. Bien. Mais comme nous habitons désor­mais le bord de mer, les places sont rares. Il faut donc descen­dre sa voiture en la roulant dans un ascenseur. Le mieux serait de faire une demi heure de yoga avant d’aller pren­dre la voiture, mais cela n’est pas com­pat­i­ble avec le Krav Maga. Au retour, je me réjouis de boire une bière. Gala a dis­parue. J’erre entre les morceaux de meu­ble, je la cherche. L’ap­parte­ment n’est pas si grand. Elle est sor­tie. Je m’é­tonne, j’at­tends. Elle revient à 22h30, fâchée: “tu n’as pas vu mon mot?” Son mot! Accroché sur la porte de l’im­meu­ble. D’ailleurs, me dira-t-elle, je suis venu véri­fié deux fois, il y était, il est vrai que la troisième fois, il n’y était plus.
-Et si tu étais monté?

Transformation

Nos pays devi­en­nent des entreprises.

Interprètes

Les grands écrivains pâtis­sent de la puis­sance de leur vision. Elle repousse les lim­ites, défie la com­préhen­sion. Des mon­stres! Après l’avène­ment du monde qu’ils pré­fig­u­raient, on décou­vre qu’on aurait pu savoir. Hon­teux, on se tait. Les autres écrivains du réel marchent à la traîne. Ils rado­tent. S’ils sont enten­dus, c’est que l’événe­ment auquel cha­cun est con­fron­té offre une gram­maire com­plète. Drapés comme des prophètes, ceux-là ne sont que de tièdes interprètes.