Mois : août 2016

1er août

Entré en Suisse par le poste de douane autorouti­er de Bâle, nous avons affaire à un mal­otru bien suisse qui me colle la vignette sur le pare-brise et me men­ace d’une amende. Au guichet de dédouane­ment, un fre­lu­quet à képi tam­ponne mon papi­er sans me dire bon­jour ni au revoir. Même quand il m’or­donne de com­pléter mon adresse sur la quit­tance d’achat, il fait en sorte de ne pas crois­er mes yeux.
En début de soirée, je suis sous-gare à Lau­sanne, au boule­vard de Grancy. Pas de bière fraîche. Je con­sid­ère la caisse de Pschorr-Hack­er rap­portée de Munich. Soit je me résous à boire tiède soit je sors en quête d’un mag­a­sin. Il ne fal­lait pas sor­tir: je sors. Dans les étages de la gare, un super­marché est ouvert. Vingt per­son­nes devant, le triple à l’in­térieur. La police assure la cir­cu­la­tion. J’a­ban­donne. Je fais le tour du quarti­er. Je suis à Lau­sanne, Kin­shasa ou Mar­rakech. Six Fiat rouges de loca­tion remon­tent l’av­enue Fraisse décorée de bal­lons. Une opéra­tion pub­lic­i­taire pour une pizze­ria rapi­de. Les bras dressés au milieu de la route, le patron, un bar­bu sor­ti de mosquée, guide le cortège. Les voitures défi­lent au pas. Der­rière les volants, autant de musul­mans. Cent mètres plus bas, je trou­ve la pizze­ria. Pas d’al­cool. Je m’en­ferme dans l’ar­rière-bou­tique et jure de ne plus met­tre le nez dehors avant le jour du départ.

Naccache

S’in­spi­rant de la théorie du “mème” de Dawkins et de la notion de “foule psy­chologique” de Gus­tave Le Bon, le neu­ro­logue Nac­cache pro­pose dans “L’homme réseau-nable” une analo­gie entre l’é­tat épilep­tique indi­vidu­el et l’é­tat incon­scient social, c’est-à-dire l’ap­pau­vrisse­ment à niveau col­lec­tif des con­tenus com­mu­niqués et le recul de la capac­ité cri­tique qu’elle entraîne. Il souligne le rôle ambiva­lent (comme dans l’ap­proche phar­ma­cologique de Stiegler) de la tech­nolo­gie de com­mu­ni­ca­tion qui per­met à la fois de pro­duire une con­science dis­traite de soi et fascinée par un objet exclusif et la pos­si­bil­ité nou­velle d’op­pos­er aux pou­voirs une rai­son indi­vidu­elle (de se faire, en tant qu’in­di­vidu, enten­dre par tous). Par­lant de cette dis­trac­tion que requiert la ges­tion total­i­taire des foules, il écrit: “Des croy­ances mas­sive­ment partagées sont plus aisé­ment iden­ti­fiées (à tort!) comme des évi­dences indu­bita­bles que comme des croy­ances”. En ce sens le con­cept de “retour du religieux” que Mal­raux a lancé sans y réfléchir déploie une fois de plus ses effets per­ni­cieux. Il per­met de présen­ter sous un aspect posi­tif l’in­tro­duc­tion mas­sive au sein des sociétés occi­den­tales d’in­for­ma­tion ouverte d’in­di­vidus du tiers-monde fascinés par des vérités de reli­gion; pré­cisons: fascinés faute de pos­séder un recul cri­tique por­teur de débat. Il n’y a donc aucune­ment retour du religieux, mais appau­vrisse­ment de régions entières du macro­cosme social (pour fil­er la métaphore du cerveau qu’u­tilise Nac­cache). Et, plus grave, dès lors que notre société de com­mu­ni­ca­tion offre un out­il de grande effi­cac­ité à la rai­son indi­vidu­elle, la pos­si­bil­ité pour des indi­vidus du tiers-monde absol­u­ment dis­traits (fer­més au débat, si l’on veut) de présen­ter leur croy­ance comme le résul­tat d’un débat.

Servus

Les Bay­er­nois salu­ent en dis­ant “servus”. La pronon­ci­a­tion du “s” por­tant sur le “z”, j’ai d’abord cru qu’il s’agis­sait d’un mot com­posé débu­tant par “sehr”, mais non, il s’ag­it bien du mot latin qui sig­ni­fie “esclave, serviteur”.

Peinture

En pein­ture — tir­er du néant: tir­er du noir ou tir­er du blanc. Sous­traire de la lumière ou addi­tion­ner de la lumière. Mais rares sont les artistes qui tirent du noir. L’équiv­a­lent astronomique passe par l’ex­plo­sion. Le monde est tiré des ténèbres par l’ex­pan­sion d’un con­tenu de matières et de couleurs. Pour voir, peignons la toile, recou­vrons-la de noir, puis découvrons-la.

Bouddha

Boud­dha est assis au som­met de la mon­tagne. La mon­tagne est son corps. Boud­dha est le monde.

Suisses

Après huit siè­cles d’ex­is­tence, les Etrusques, petit peu­ple indépen­dant, furent absorbés par l’empire romain d’Oc­ci­dent.
Après huit siè­cles d’ex­is­tence, les Suiss­es, petit peu­ple indépen­dant, furent absorbés par l’empire améri­cain d’Occident.

Agir

Je vais arrêter de tra­vailler; appren­dre la musique; cess­er de boire; voy­ager; me remari­er… Ne pas dire ce qu’on va faire, le faire. Ne pas se pay­er de mots, agir.

Sang

Dans les élites, il est désor­mais ouverte­ment ques­tion de vam­pirisme, c’est à dire d’achat de sang jeune à vers­er dans des corps en quête d’é­ter­nité. Empoi­son­nement de la con­science par l’ar­gent qui en dit long sur l’aspect dia­bolique du cap­i­tal­isme dans sa phase ravageuse.

Freiburg

Plutôt que de ren­tr­er en Suisse, nous faisons une halte par Freiburg-in-Bris­gau. J’ai une amie en ville. “Ne l’ap­pelle pas!”, enjoint Gala. Six heures d’une route de cam­pagne avec une traf­ic intense. Sur la fin, la Haute forêt noire. Quoiqu’il en soit, nous descen­dons. Au jugé, six cent mètres. Comme le ciel est bas et que nous plon­geons, l’at­mo­sphère est sin­istre. Les sap­ins ressem­blent à des para­pluies, les verts ont de reflets de bouteille, l’air sent la cave. J’es­saie de dépass­er, de rejoin­dre l’avenir. C’est impos­si­ble. Il y a des car­a­vanes hol­landais­es et des hip­pies dans des ambu­lances trans­for­mées en car­ross­es d’amour. Lorsque nous entrons dans la ville, nous emprun­tons une avenue qui file droit, et nous voici ressor­tis, nous voici dans les champs (dans le Bade- Wurtem­berg, tracés au cordeau). Je tourne la voiture. Pour recom­mencer. Ensuite, il faut deman­der à un Alle­mand. Il y a des gens dans la rue. Des para­chutés. Pas d’Alle­mands. Gala trou­ve un étu­di­ant. Il nous ren­seigne avec pré­ci­sion et générosité. Nous aboutis­sons alors dans un hôtel tenu par des homo­sex­uels, gen­tils, bien coif­fés, odor­ants, qui nous mon­trent la cham­bre, mauve et le restau­rant, sucré. Pour ne pas faire les orig­in­aux, nous buvons du vin. Et remon­tons avec peine dans la cham­bre (au pas­sage, je note cette chose qui me paraît extra­or­di­naire: il y a un aquar­i­um encas­tré dans un mur. Un aquar­i­um tout en hau­teur. Dedans, qua­tre pois­sons rouges de bonne société. Des pois­son achetés. Mais il y aus­si des éner­gumènes minus­cules, de la taille d’un ongle de petit doigt et, ceux-là ne sont pas achetés, ils ont poussé dans l’aquarium). 

Zum Aumeister

Dernière soirée à Munich. Chaleur d’or­age. Nous roulons en direc­tion de Freiman. Au bout de l’Eng­lish­er Garten, où les touristes ne vont pas, une forêt ouverte offre le meilleur jardin de bière du parc. Régime habituel: bière au litre, salades de patates, choux cru au lard, chou­croute passée, demi-poulet, saucisse de porc rouge sauce cur­ry et bret­zel géants que les con­som­ma­teurs enfi­lent sous le bras pour rejoin­dre les tables. L’am­biance est famil­iale, heureuse, sim­ple. Un cou­ple choisit une zone d’om­bre sous un arbre. La dame pose son panier d’osier. Elle déplie un nappe et l’é­tend sur la table. Son homme va chercher le repas. Si l’on veut manger et boire, il faut procéder dans l’or­dre. Der­rière le comp­toir de fer blanc, les cuisiniers en toque ser­vent les mets. Ils les déposent sur votre plateau. Lorsque la com­mande est com­plète, on s’a­vance vers les ton­neaux. Deux serveurs ser­vent la pres­sion. De la Hof­brau. Pour rem­plir une chope, il faut compter trois à qua­tre sec­on­des. Les chopes sont déposées les unes der­rière les autres. Cha­cun s’a­vance dans l’or­dre de la file d’at­tente. Le choix dépend de la couleur de la bière, blonde, blanche, brune, de la taille de la chope, demi-litre ou litre. Sur le côté, la bière-limon­ade, le radler, avec le même jeu de couleurs. Le client passe alors par une cahute où se tient une cais­sière. Engoncée dans un siège rem­bour­ré, elle porte le cos­tume tra­di­tion­nel bavarois, pour les dame, le haut chan­til­ly et la robe à volant vert. Le jardin est occupé par quelques cinq cent buveurs. Les gamines comme les grand-pères entre­choquent des Mass d’un litre. Nul ne sem­ble saoul. La plu­part des clients arrivent et repar­tent à vélo. Nou prenons le chemin du retour à la nuit com­bante et j’en­tends der­rière moi Gala qui gémit:
- Mais c’est hor­ri­ble cette forêt! C’est humide! C’est donc ça faire du vélo dans des con­di­tions hos­tiles! Alex­aan­dre! Sor­tons de cette forêt, je vais rouiller!
Mais je n’en­tend pas, je con­tem­ple cette scène: une petite famille mon­tée à bord d’un pneu­ma­tique glisse sans un mou­ve­ment de rame sur le canal qui tra­verse le parc.