En 1972, Montesa a sorti son modèle Cota. La particularité esthétique de cette moto était le carrossage rouge qui unifiait le support de siège et le réservoir, le tout surbaissé; la marque devint une des références du trial. Trois ans plus tard, à Aravaca, dans les faubourgs de Madrid, cette moto devenait le cadeau le plus prisé des gosses de riches. Dans le quartier quelques-uns de mes amis se baladaient sur des Montesa. Nous avions douze, treize, quatorze ans pour les plus grands. Un matin, au Cours Molière, l’école juive que je fréquentais, Maria est annoncée absente. La professeur de français, Madame Bléreau, évoquer un accident. La semaine, notre camarade reparaissait. Elle porte une minerve. Au réfectoire, le surveillant, Vicente (celui qui nous corrige avec un fouet en boyau de cochon), la nourrit de bouillie à la petite cuillère. Maria avait raté un atterrissage sur un parcours de motocross. Elle avait treize ans. Dès ce jour je n’ai cessé de harceler Monpère: je voulais une Montesa. De retour dans la ferme familiale de Fribourg, il m’a acheté une SWM de 175 cm cubes. Si haute que pour monter sur le siège, il fallait disposer deux caisses sur les côtés de l’engin. La plupart du temps, je ratais mon démarrage et la roue avant montait au ciel. N’ayant pas la moindre notion de la propriété, je roulais dans les blés, dans les potagers, sur les allées privées et en forêt. Un paysan m’a poursuivi la faux à la main. J’ai semé le policier de Palézieux alerté par le fait que je roulais sans plaques. Au début de l’été, à Malaga, je vois passer un modèle Cota: mais bien sûr, ais-je pensé, Montesa vient de Monte‑s.a. A l’instant je vois que ces motos catalanes ont été rachetées par les Japonais.
Mois : août 2016
Magie révolutionnaire
A l’époque je me passionnais pour les textes d’Ivan Illich, notamment La convivialité et Une société sans école. J’habitais encore la colonie Hippodrome dans le centre de Mexico quand j’appris qu’il restait à Cuernavaca des héritiers du Centre de Documentation International, cette université — au sens de réunion des esprits — qu’avait fondée et dirigée ce prêtre génial entre 1966 et 1976. Jamais je ne conçus le projet d’aller y voir de plus près. Pourtant, je passais régulièrement des week-ends à Cuernavaca, ville de province où les bourgeois de la capitale avaient des résidences secondaires. Avec le recul, il me semble qu’un des traits caractéristiques de l’âge adulte, souvent attribué à tort à l’adolescence, est de poser en principe que tout est possible. Ainsi, lorsque je lisais les textes d’Illich (il est mort au début des années 2000), je ne me représentais nullement ce penseur comme un être de chair et d’os. Même quand j’appris la présence de disciples à quelque 90 kilomètre de la chambre où je lisais, il ne me vint pas à l’idée qu’on pouvait les rencontrer, les toucher, échanger avec eux. Au fond, le sentiment que l’on pouvait, en sautant dans un train ou dans un avion, participer à l’histoire m’est venu très tard (quand le mur de Berlin est tombé, je suis sorti écouter un concert de rock à Genève plutôt que de rejoindre l’Allemagne). Mais si j’évoque Illich, c’est avant tout pour parler du pouvoir magique des mots. Comme chacun sait, le Parti Révolutionnaire Institutionnel, structure semi-dictatoriale issue de la révolution de 1910, a dirigé le Mexique pendant septante ans. La dimension révolutionnaire de ce parti tenait du mythe et de la propagande. En réalité, il s’agissait d’un système administratif complexe et corrompu qui exerçait un contrôle sur les masses. Et pourtant, la référence à ce moment fondateur de la conscience moderne des Mexicains, la “révolution”, amenait les dirigeants les moins éclairés à considérer comme naturel des tentatives révolutionnaires authentiques comme celle d’Ivan Illich ou, de façon plus inquiétante, celle de la communauté expérimentale de Los Horcones inspirée des thèses comportementalistes de Skinner réunies dans Walden 2. C’est d’ailleurs le même esprit révolutionnaire (manifesté ici sous son aspect new-âge de vie morale dédoublant la vie industrielle et bourgeoise) qui animait mon ami Toldo lorsqu’il me confia un bureau et me paya un salaire en 1999 pour établir les plans de la future de communauté holiste de Xalapa (qu’il a fini par mettre sur pied).
New-âge 2
Prévenants, nos hôtes écossais ont apposé des dizaines de post-it à travers la maison pour communiquer les instructions d’usage. “Dans l’armoire, papier de toilettes” ou encore “si l’eau de la douche est trop chaude/froide, régler ici. Chercher *. Voir autocollant”. Ainsi, chaque interrupteur comporte une indication de ce qu’il commande et interrompt. La maison relevant du bricolage d’amateur, cet aide n’est pas superflu. A l’étage, il y a un interrupteur à trois boutons. Le post-it dit: “Lumière. Ventilation. Atterrissage (landing)”. Chaque fois que je regarde par la fenêtre, je me demande comment nous avons atterri en Écosse.
Justice
Qu’est-ce qu’une justice administrative? Une justice dont les représentants tranchent sans ambages les cas relevant de la faute obvie, c’est-à-dire ceux où la faute constatée correspond à la faute théorisée. Lorsqu’il s’agit de trancher des cas impliquant un jugement moral, la suspension du jugement est privilégiée et la tolérance devient un paramètre essentiel dans la détermination de la sanction. Cette technicisation de la justice, désormais générale dans les sociétés européennes, témoigne symboliquement de l’aboutissement du processus de destruction des valeurs entamée à la fin du XXème siècle. Concrètement, elle favorise l’essor de la criminalité. Financièrement, elle ponctionne les citoyens intégrés en vue d’un programme de constructivisme social porteur d’un nivellement liberticide. Une telle justice est l’ennemie de la paix sociale.
Camus 2
Lorsque j’habitais Gimbrède dans le Gers, Renaud Camus vivait dans le château de Plieux, un village de colline où j’allais me promener. Dans son Journal de 1998 intitulé Graal-Plieux, il évoque la région, les fêtes, les voisins que je connaissais. Nous rénovions tous deux une propriété. J’ai ri de ses démêlés avec des artisans qui étaient aussi à mon service. A l’époque, je n’avais lu que quelques-uns de ces textes et rien publié. Trop timide pour me présenter à sa porte, je déambulais autour du château en levant les yeux sur les hautes fenêtres. Je l’imaginais se baladant en grand homosexuel hiératique avec des chiens de chasse noirs. Cette période correspond au procès pour anti-sémitisme que lui fit France-Culture. Dans ces circonstances, il paraissait inconvenant de le déranger. Vu sa stature d’écrivain (plus encore que ses idées politiques) et la qualité de sa langue, je regrette de n’avoir pas fait sa connaissance.
Camus
Renaud Camus vient d’enregistrer et de diffuser sur internet une conférence. Il parle, anone, pousse des cris d’animaux. Que fait-il? Est-il fou? Comme Sade travaillant la notion de Modernité à la veille de la Révolution, il pousse la logique de nos sociétés dans ses retranchements. Le langage n’est plus qu’un bricolage de borborygmes, de phrases toutes faites, d’absurdités. Il singe la mort de l’occident.
Temps
Chaque jour je me lève avec l’espoir de voir le soleil, que dis-je, de bénéficier de quelque lumière — en vain, une pluie battante arrose le village, un ciel d’encre glisse sur les toits, le vent terrasse la végétation. A part en Laponie où j’ai marché entre lacs et forêts à l’été 1989, je ne me souviens pas d’un climat aussi mauvais. Et chaque jour mon étonnement se transforme en interrogation: comment les Écossais font-ils pour tenir toute l’année? Je cherche les avantages, je n’en vois pas. Je cherche que faire? Boire? Dormir? Boire pour dormir? Nous irons à la piscine. En voiture. Piscine couverte.