Le stade dernier du capitalisme consistera à mécaniser l’homme pour induire de la croissance économique. Il cessera d’être ce qu’il est pour devenir grossièrement ce qu’il n’est pas. La différence entre la machine et l’homme plaidera contre l’homme. Son inadaptation sera alors liquidée pour résoudre l’équation. Est venu le moment de retourner à l’élevage et à l’agriculture de survie.
Mois : mai 2016
Montherlant
Quand on sait, peut-on être heureux? Est-on heureux quand on ignore? Aucune de ces questions n’a de sens, la situation qui amène à poser ou à ne pas poser ces questions étant irrévocable. Pour sortir de l’impasse, il faut s’attacher à résoudre ce problème: qu’est-ce qu’être heureux? Avec pour conséquence vraisemblable un durcissement du dilemme auquel conduit a réflexion: soit, d’une part un savoir accru et un esprit sans cesse occupé de cet accroissement, dans quel cas la question du bonheur devient négligeable et prévaut la passion intellectuelle, soit d’autre part le renoncement au savoir, l’ignorance volontaire (qui n’est pas l’ignorance naturelle). Pour moi, je ne tiens pas en grande estime la recherche de l’agréable et du confort, ces composantes universelles du bonheur, ni de la reconnaissance au-delà du nécessaire, ni des honneurs ou des acquis matériels, proche peut-être d’une figure morale de la littérature, Henri de Montherlant, dont on a vite résumé le talent à ces succès de vente que sont Les jeunes filles, sans relever ce qu’il y eut d’héroïsme stoïque dans la conduite sociale.
Terrasse avec vue
Gala se plaint que le combat modifie ma vision du monde. De fait, il faut inverser, c’est le sentiment désabusé devant le laxisme général qui enjoint de se préparer au combat. Si la plainte de Gala est fondée, je m’en réjouis. Celle-ci me revient en mémoire à l’instant car je me suis installé sur la terrasse de mon restaurant favori, le Santa Gema. Sept tables sont disponibles, trois sous le cagnard. Il en reste quatre. Deux sont occupées. Il en reste deux. Je choisis la moins exposée aux passages, une table carrée de quatre chaises. Je m’assois sans réfléchir et constate qu’en effet le combat modifie ma vision du monde. J’ai pris place sur la seule chaise d’où le regard embrasse l’ensemble de la situation et qui, sans être dos au mur, est protégée par le mur d’enceinte de la terrasse — toutes les autres s’accompagnaient d’angles invisibles.
Moutons
Sont apparues sur mon toit, au bout des plants en pots, les premières tomates. Elles ont la taille de billes. En mars, c’étaient des graines ensachées. Au XVII ème siècle, quand l’or des Espagnols entre en Angleterre, les paysans sont chassés vers les villes et remplacées par des moutons. Dans leur malheur, ils découvrent que le salaire que leur verse les maîtres des filatures permettent d’acheter les légumes qu’ils produisaient dans leurs fermes. Avec la culture à domicile, la boucle est bouclée. Symboliquement… en attendant qu’elle devienne réelle, au prix de grandes faims.
Faiblesse d’action
Qu’Henry Kravis, co-sociétaire du groupe d’investissement KKR, gagne en une heure plus que ne gagne en un an l’ouvrier moyen employé par l’une des ses sociétés, ne me semble pas scandaleux. Ce n’est pas la force d’action qui m’inquiète: des personnes capables telles de Kravis de créer pareilles fortunes sont rares. Ce qui inquiète, c’est la faiblesse d’action, c’est à dire l’érection de ce pillage de la force de travail par le détournement de la plus value en modèle du nouveau capitalisme par des individus de tous bords au rang desquels on compte des fonctionnaires censés représenter le peuple. Ainsi découvre-t-on, pendant l’une des conférences données par Kravis dans le cadre du Forum de Davos, des rangées de personnalités écouter béatement cet investisseur expliquer comment l’on parvient à de tels résultats en détruisant la qualité de vie des citoyens.
Ashcroft
Chacun a un talent, parfois deux. Lorsqu’on possède un talent dans une partie spéciale, on peut espérer devenir une personne en vue. Vingt-cinq ans après que The Verve ait publié son succès Bitter Sweet Symphony, le chanteur du groupe Richard Ashcroft vient de sortir un nouvel album — excellent et identique. Mêmes violons, mêmes arrangements, mêmes voix. Bien qu’il soit condamné à la répétition, il possède un talent qui le distingue de tous les autres artistes. Qu’un artiste possède plus d’un talent est rare. S’il en possède trois ou plusieurs, il est à ranger parmi les grandes figures de l’histoire. En réalité ce qui permet à ce talent d’irriguer une œuvre entière, ce sont les sollicitations de la vie, les mouvements intimes de la personnalité dans son confrontation avec le monde. La fourmilière est une société collectiviste. Selon un ordre constant, la fourmilière répétè la fourmilière. Le coup de pied est l’occasion de son génie. Peut-être que si l’on abandonnait Richard Ashcroft à son talent et l’isolait du monde, il ne produirait plus rien ou alors, ce qui revient au même, des doublons de Bitter Sweet Symphony.
Au village de Gimbrède il y a quinze ans, un couple de retraité est venu occupé la maison voisine. De son vivant, lui était boucher. Sa femme, sans travail. De son vivant car, de son propre aveu, en sortant de la répétition, il lui semblait être sorti de la vie. Il ne s’en plaignait pas, mais il cherchait que faire de son corps. Pour l’esprit, il n’en avait pas; il ne manquait pas de caractère. Après avoir fait ses marques dans cette campagne sous-habitée, il résolut la chose ainsi: il jouerait aux cartes et boirait, ne revenant au village qu’à l’heure du repas pour manger la cuisine de sa femme. Au début, celle-ci sortait un peu; elle ne sortit plus. Après midi, le café bu, Marc — c’était son prénom — se plaçait devant la porte de la maison pour fumer. S’il m’apercevait, il demandait invariablement:
- Tu as mangé?
Et invariablement ajoutait:
- Moi, c’est fait.
Puis il reprenait sa voiture, retournait aux cartes et à la boisson. Au bout de deux ans, un médecin lui fit comprendre que ce train de vie le conduisait à la mort.
- Le toubib parle de me couper la jambe, me dit-il. Je m’en fous!
Le couple ne connaissait personne dans le village et nul ne voulait le connaître. Le peu de talent qu’il avait reçu en partage se délitait. La femme rôdait en peignoir rose dans un potager à l’abandon en prenant garde de ne jamais s’éloigner de plus de quelques mètres de sa cuisine. Son teint livide devient cireux et translucide. Sous l’effet de la couperose, Marc rougit. Un jour, nous allâmes manger chez eux. Tout à la joie de recevoir, ils avaient tant bu, qu’ils étaient incapables, elle de servir, lui de causer. A l’été, Marc se tenait une fois de plus devant sa porte une cigarette au bec. Il me héla.
- C’est fait
Il lui manquait une jambe.
Peu avant qu’il ne meurt, sa femme revint de l’hôpital catastrophée.
- Il a refusé de me voir, nous dit-elle.
J’ignore ce que Richard Ashcroft a fait durant les vingt-cinq ans qui séparent Bitter Sweet Syphony de la publication de ce nouvel album (mis à part enregistrer de l’excellente musique): lui aussi semble revenir d’entre les morts. Il a le teint livide, il n’a plus de lèvres, les yeux sont vides, le port raide et contraint. Dans la répétition des jours, par une collaboration continue avec le monde ou en se donnant des coups de pied, il a sauvé son talent.