Ashcroft

Cha­cun a un tal­ent, par­fois deux. Lorsqu’on pos­sède un tal­ent dans une par­tie spé­ciale, on peut espér­er devenir une per­son­ne en vue. Vingt-cinq ans après que The Verve ait pub­lié son suc­cès Bit­ter Sweet Sym­pho­ny, le chanteur du groupe Richard Ashcroft vient de sor­tir un nou­v­el album — excel­lent et iden­tique. Mêmes vio­lons, mêmes arrange­ments, mêmes voix. Bien qu’il soit con­damné à la répéti­tion, il pos­sède un tal­ent qui le dis­tingue de tous les autres artistes. Qu’un artiste pos­sède plus d’un tal­ent est rare. S’il en pos­sède trois ou plusieurs, il est à ranger par­mi les grandes fig­ures de l’his­toire. En réal­ité ce qui per­met à ce tal­ent d’ir­riguer une œuvre entière, ce sont les sol­lic­i­ta­tions de la vie, les mou­ve­ments intimes de la per­son­nal­ité dans son con­fronta­tion avec le monde. La four­mil­ière est une société col­lec­tiviste. Selon un ordre con­stant, la four­mil­ière répétè la four­mil­ière. Le coup de pied est l’oc­ca­sion de son génie. Peut-être que si l’on aban­don­nait Richard Ashcroft à son tal­ent et l’iso­lait du monde, il ne pro­duirait plus rien ou alors, ce qui revient au même, des dou­blons de Bit­ter Sweet Sym­pho­ny.
Au vil­lage de Gim­brède il y a quinze ans, un cou­ple de retraité est venu occupé la mai­son voi­sine. De son vivant, lui était bouch­er. Sa femme, sans tra­vail. De son vivant car, de son pro­pre aveu, en sor­tant de la répéti­tion, il lui sem­blait être sor­ti de la vie. Il ne s’en plaig­nait pas, mais il cher­chait que faire de son corps. Pour l’e­sprit, il n’en avait pas; il ne man­quait pas de car­ac­tère. Après avoir fait ses mar­ques dans cette cam­pagne sous-habitée, il réso­lut la chose ain­si: il jouerait aux cartes et boirait, ne revenant au vil­lage qu’à l’heure du repas pour manger la cui­sine de sa femme. Au début, celle-ci sor­tait un peu; elle ne sor­tit plus. Après midi, le café bu, Marc — c’é­tait son prénom — se plaçait devant la porte de la mai­son pour fumer. S’il m’aperce­vait, il demandait invari­able­ment:
- Tu as mangé?
Et invari­able­ment ajoutait:
- Moi, c’est fait.
Puis il repre­nait sa voiture, retour­nait aux cartes et à la bois­son. Au bout de deux ans, un médecin lui fit com­pren­dre que ce train de vie le con­dui­sait à la mort.
- Le toubib par­le de me couper la jambe, me dit-il. Je m’en fous!
Le cou­ple ne con­nais­sait per­son­ne dans le vil­lage et nul ne voulait le con­naître. Le peu de tal­ent qu’il avait reçu en partage se dél­i­tait. La femme rôdait en peignoir rose dans un potager à l’a­ban­don en prenant garde de ne jamais s’éloign­er de plus de quelques mètres de sa cui­sine. Son teint livide devient cireux et translu­cide. Sous l’ef­fet de la couper­ose, Marc rougit. Un jour, nous allâmes manger chez eux. Tout à la joie de recevoir, ils avaient tant bu, qu’ils étaient inca­pables, elle de servir, lui de causer. A l’été, Marc se tenait une fois de plus devant sa porte une cig­a­rette au bec. Il me héla.
- C’est fait
Il lui man­quait une jambe.
Peu avant qu’il ne meurt, sa femme revint de l’hôpi­tal cat­a­strophée.
- Il a refusé de me voir, nous dit-elle.
J’ig­nore ce que Richard Ashcroft a fait durant les vingt-cinq ans qui sépar­ent Bit­ter Sweet Sypho­ny de la pub­li­ca­tion de ce nou­v­el album (mis à part enreg­istr­er de l’excellente musique): lui aus­si sem­ble revenir d’en­tre les morts. Il a le teint livide, il n’a plus de lèvres, les yeux sont vides, le port raide et con­traint. Dans la répéti­tion des jours, par une col­lab­o­ra­tion con­tin­ue avec le monde ou en se don­nant des coups de pied, il a sauvé son talent.