Mois : février 2016

Bureau



Dernières nuits dans l’arrière-boutique du mag­a­sin de Lau­sanne. Le quarti­er sous-gare a autant de qual­ités qu’un vil­lage en pain d’épices dans lequel on aurait dis­posé des per­son­nages du folk­lore mon­di­al. Pas une per­son­ne qui ne joue un rôle. Avec cela, un fais­ceau ser­ré de règles et un degré d’auto-satisfaction qui cache mal chez les derniers Suiss­es une pro­fonde mis­ère psy­chologique. J’évite de sor­tir le jour. Tout de même, il me faut aller chercher du pain. Un homme achète une tartelette. Elle est petite. Il tend une pièce de 5 francs à la boulangère. Sa tartelette est de la même taille. Il ferait bien de la manger des yeux avant de l’engloutir s’il veut en avoir pour son argent. Sur le trot­toir, un men­di­ante rom écroulée. Son con­trat, demeur­er là, en charpies, du matin au soir, moyen­nant quoi le maque­reau la recon­duira à la fin du mois dans sa cam­pagne roumaine avec 500 euros en poche (il garde les aumônes). Une habi­tante âgée du quarti­er s’avance canne à la main : « ma bonne dame, il fait trop froid, il ne faut pas rester dehors ! » A l’angle de la rue, un nou­veau restau­rant, des Sushi. Le chantier, démar­ré il y a un an, s’achève. Hiérar­chie du tra­vail en temps d’accumulation accélérée : les manœu­vres sont Bul­gares et Polon­ais, les con­tremaîtres Por­tu­gais. Jeu­di, ils ont rem­bal­lé les sacs de plâtre, emporté les brou­ettes et les pelles. Tout à l’heure, une camion­nette d’une société multi­na­tionale imma­triculée en Alle­magne se gare devant le com­merce. En sor­tent deux Asi­a­tiques. Ils por­tent la toque des cuisiniers. De l’autre côté du pas­sage pié­ton, le club de sport en salle. Des mal­abars bril­lan­ti­nés et poudrés dis­cu­tent devant la porte. Je file avec mon pain par le trot­toir de droite. Dans les immeubles cos­sus du boule­vard des médecins vieil­lis­sants tien­nent cab­i­net. Ils seront bien­tôt rem­placés par des graphistes, des con­cep­teurs et des étu­di­ants en mar­ket­ing. A mi-dis­tance, je tra­verse pour rejoin­dre le super­marché (cet itinéraire pour éviter l’autre Rom, celui qui sec­oue de tra­vers un accordéon désac­cordé). Le super­marché ressem­ble chaque jour un peu plus à une galerie d’art con­tem­po­rain. Le genre de lieux dont on se dit aus­sitôt entré : « je n’aurai pas dû ». Un cof­fre réfrigérant de vingt mètres con­tient la nour­ri­t­ure « prête à la con­som­ma­tion ». Le per­son­nel de bureau vien­dra se servir à midi cinq. Pour l’instant, ce sont les retraités. Ils cherchent, soupèsent, lisent le prix, reposent. Fruits et légumes bril­lent sous les néons. Aux caiss­es, moment d’angoisse ; les clients ont à relever un défi, choisir une file d’attente, s’y inscrire, s’y tenir, éviter le con­tact visuel avec les autres clients. Le pro­grès con­siste à uni­ver­salis­er ce mod­èle de société.

Bernhard

“Quand je vis une péri­ode trag­ique, je voile mes livres; c’est encore ce qui me fait le plus rire.“
Thomas Bern­hard
…à moins qu’il ne dise dans cet entre­tien: “je vois mes livres”. 

Appartement

Quand on me prête un apparte­ment (c’est le cas ces jours, je garde ma fille), j’ai l’im­pres­sion de me trou­ver à bord d’une navette spa­tiale. Baies vit­rées entre­coupées de stores, car­relage uni, cui­sine évo­quant un cock­pit dans la salle de bain de l’air propul­sé aux ambiances sidérales. Le chat lui-même ne sem­ble pas com­plète­ment chat.

Vie

Grande fatigue à l’idée de faire autre chose que ce que déjà je fais. Or, je ne cesse de faire autre chose, de me déplac­er, de boule­vers­er les équili­bres, de lever les bras et faire signe pour juger à part moi de ma vis­i­bil­ité. Et puis je me ras­sure: sur­mon­ter cette fatigue est dans l’or­dre du vivant, une con­di­tion néces­saire. La fatigue est la trace de la détermination.

Monde

La lit­téra­ture, dans ce qu’elle a de plus grand, est liée à un état d’ex­trême soli­tude où le tra­vail par les moyens de la langue devient sal­va­teur en ce qu’il con­siste à établir dans l’en­tourage de celui qui écrit un monde qui orig­i­naire­ment, avec cette force de man­i­fes­ta­tion, manque.

Sens et sang

Dans la neu­vième let­tre des Let­tres per­sanes, Mon­tesquieu écrit:  “Je les hais {les femmes}depuis que je les envis­age de sens froid…” Viendrai plutôt à l’e­sprit “sang-froid” et pour­tant, le sens est presque le même. Seul la sig­ni­fi­ca­tion au pluriel, tou­jours pos­si­ble, ajoute quelque confusion.

Vacances

La ménagère chargée de ses sacs de com­mis­sions qui évoque ses prochaines vacances; toutes des­ti­na­tions fab­uleuses: l’île de Pâques, le Spitzberg, Antana­nari­vo. Où l’on voit que la cir­cu­la­tion intem­pes­tive dans le monde fini équiv­aut à une fin du monde.

Doubles

Dans un super­marché de Lau­sanne, je fais une ren­con­tre trou­blante. Le mag­a­sinier qui acha­lande les pro­duits frais au ray­on légume est un dou­ble irréprochable de ce pro­fesseur des écoles avec qui j’ai eu l’an dernier des démêlés judi­ci­aires. Je fais un pas de côté, l’ob­serve: la coup de cheveux est iden­tique, et la ligne du men­ton, les oreilles, la tombée des épaules. D’ailleurs, le sen­ti­ment ne tient pas seule­ment aux traits physiques. Une atti­tude morale, celle du moins que l’on infère de ces par­tic­u­lar­ités, com­plète le sen­ti­ment de gémel­lité. Je m’ap­proche, cherche un démen­ti, n’en trou­ve pas: la ressem­blance est con­fon­dante. Ain­si peut-on imag­in­er qu’il existe pour cer­tain types, des répliques. Je dis “cer­tains” car le tra­vail de sculp­ture men­tale que réalisent les esprits forts sur la nature qui leur échoit me sem­ble pro­pre à les indi­vid­u­alis­er; tirés de la glèbe com­mune, ils s’en  écar­tent bien­tôt. Mais l’af­faire des dou­bles ne s’ar­rête pas là.
Il y a, il y aurait, par delà les ressem­blances physiques, des car­ac­tères répétés. Con­stat sin­guli­er que j’ai fait début févri­er. Un lun­di, je suis à Trat, province de Trat, en Thaï­lande. Comme Gala ferme la porte et con­fisque la clef de la cham­bre d’hô­tel si j’an­nonce aller chez les coif­feur (elle craint que je ne me rase la tête), je sors en cati­mi­ni, enfourche la moto et me rends dans la ban­lieue de l’an­cien aéro­port. A mon entrée, le cab­i­net de coif­fure est vide. Des bruits vien­nent d’une salon privé qui s’ou­vre en coulisse. Je m’in­stalle sans mot dire. Survient au bout de quelques min­utes une femme pim­pante et menue. Elle me passe la blouse, me caresse la tête, réflé­chit à ma demande, sem­ble acqui­escer et se met au tra­vail. Vire­voltant autour du siège pen­dant l’ex­er­ci­ce, elle ne cesse de ma par­ler comme par­lerait une amante à son amant, d’une voix douce, musi­cale, riante, dev­inant que je ne com­prends rien, pour­suiv­ant avec une joie gra­cieuse, sen­suelle, presque indé­cente qui tranche avec les ordres qu’elle donne à sa fille, col­légi­en­ne bou­ton­neuse, que ce soit (je sai­sis au moment où l’in­stru­ment change de main): “le ciseau!”, “la brosse!” ou “le vapor­isa­teur!“
Deux jours plus tard, j’at­tends sur le quai de la gare de Sierre le train pour Viège. Une femme de la même taille, accom­pa­g­née d’un homme que je ne vois pas (j’es­saie de me le remé­mor­er plus tard, lorsqu’elle m’en par­le). Quand le train entre en gare, elle est seule avec une valise trop lourde. Je pro­pose mon aide, hisse le bagage, vais m’in­staller. La femme me rejoint, s’assied dans la com­par­ti­ment voisin, puis hissée sur la ban­quette, m’adresse la parole. Peu après, elle est à mon côté, me con­fie la garde de sa valise, va nous chercher un café et me racon­te sa vie en Alle­magne, à Cologne, où elle est secré­taire, ses vacances de grimpe à Crans, son envie de se ren­dre en Turquie, et en vient à me sug­gér­er des villes où élire domi­cile en Bav­ière. Elle est toute dif­férente de la thaï­landaise de Trat: blonde l’une, fon­cée l’autre, les yeux bleus pour l’une, fon­cés pour l’autre, mais, par la grâce, le vol­u­bile de la con­ver­sa­tion, la façon de minaud­er, de se con­fi­er, de rouler des regards, c’est la même femme. 

Ours

Dif­fi­cile d’imag­in­er peu­ple plus mal armé que les Suiss­es devant la mon­di­al­i­sa­tion. Nous sommes sans nation. Après avoir fondé notre pays con­tre les exac­tions impéri­ales, nous  avons créé des règle­ments suff­isants dans lesquels, aimable­ment, à mesure du bon vouloir, nous nous sommes fon­dus. Aujour­d’hui, nous croyons pou­voir incor­por­er les grands pré­da­teurs du cap­i­tal comme les pau­vres hères anal­phabètes qui envahissent notre société sur la base de ces règle­ments de haute voltige: autant s’adress­er en latin à un ours affamé.

Bêtes modernes

Étaient con­voités et pris, chiens, chats et poulets par les soli­taires pour agré­menter leur soli­tude, mais le vide aggravé des exis­tences, pous­sait bien­tôt tout un cha­cun à ravir  ces bêtes pour inscrire leur dynamisme de vivant prim­i­tif dans l’e­space intime, de sorte que le gou­verne­ment, pour mod­ér­er les risques de la con­cur­rence, intro­duisit ces bêtes en grand nom­bre dans l’e­space publique, ce qui rapi­de­ment engorgea les moyens de com­mu­ni­ca­tion, rues, trains, artères, autoroutes. Chargé qu’il était d’e­spèces incom­pat­i­bles, le monde se cor­rompit. Revenu à un stade antérieure de l’évo­lu­tion où le tra­vail est la seule affec­ta­tion du temps, le peu­ple reviv­i­fié se défit des mal­adies de la solitude.