Dans un supermarché de Lausanne, je fais une rencontre troublante. Le magasinier qui achalande les produits frais au rayon légume est un double irréprochable de ce professeur des écoles avec qui j’ai eu l’an dernier des démêlés judiciaires. Je fais un pas de côté, l’observe: la coup de cheveux est identique, et la ligne du menton, les oreilles, la tombée des épaules. D’ailleurs, le sentiment ne tient pas seulement aux traits physiques. Une attitude morale, celle du moins que l’on infère de ces particularités, complète le sentiment de gémellité. Je m’approche, cherche un démenti, n’en trouve pas: la ressemblance est confondante. Ainsi peut-on imaginer qu’il existe pour certain types, des répliques. Je dis “certains” car le travail de sculpture mentale que réalisent les esprits forts sur la nature qui leur échoit me semble propre à les individualiser; tirés de la glèbe commune, ils s’en écartent bientôt. Mais l’affaire des doubles ne s’arrête pas là.
Il y a, il y aurait, par delà les ressemblances physiques, des caractères répétés. Constat singulier que j’ai fait début février. Un lundi, je suis à Trat, province de Trat, en Thaïlande. Comme Gala ferme la porte et confisque la clef de la chambre d’hôtel si j’annonce aller chez les coiffeur (elle craint que je ne me rase la tête), je sors en catimini, enfourche la moto et me rends dans la banlieue de l’ancien aéroport. A mon entrée, le cabinet de coiffure est vide. Des bruits viennent d’une salon privé qui s’ouvre en coulisse. Je m’installe sans mot dire. Survient au bout de quelques minutes une femme pimpante et menue. Elle me passe la blouse, me caresse la tête, réfléchit à ma demande, semble acquiescer et se met au travail. Virevoltant autour du siège pendant l’exercice, elle ne cesse de ma parler comme parlerait une amante à son amant, d’une voix douce, musicale, riante, devinant que je ne comprends rien, poursuivant avec une joie gracieuse, sensuelle, presque indécente qui tranche avec les ordres qu’elle donne à sa fille, collégienne boutonneuse, que ce soit (je saisis au moment où l’instrument change de main): “le ciseau!”, “la brosse!” ou “le vaporisateur!“
Deux jours plus tard, j’attends sur le quai de la gare de Sierre le train pour Viège. Une femme de la même taille, accompagnée d’un homme que je ne vois pas (j’essaie de me le remémorer plus tard, lorsqu’elle m’en parle). Quand le train entre en gare, elle est seule avec une valise trop lourde. Je propose mon aide, hisse le bagage, vais m’installer. La femme me rejoint, s’assied dans la compartiment voisin, puis hissée sur la banquette, m’adresse la parole. Peu après, elle est à mon côté, me confie la garde de sa valise, va nous chercher un café et me raconte sa vie en Allemagne, à Cologne, où elle est secrétaire, ses vacances de grimpe à Crans, son envie de se rendre en Turquie, et en vient à me suggérer des villes où élire domicile en Bavière. Elle est toute différente de la thaïlandaise de Trat: blonde l’une, foncée l’autre, les yeux bleus pour l’une, foncés pour l’autre, mais, par la grâce, le volubile de la conversation, la façon de minauder, de se confier, de rouler des regards, c’est la même femme.