Dernières nuits dans l’arrière-boutique du magasin de Lausanne. Le quartier sous-gare a autant de qualités qu’un village en pain d’épices dans lequel on aurait disposé des personnages du folklore mondial. Pas une personne qui ne joue un rôle. Avec cela, un faisceau serré de règles et un degré d’auto-satisfaction qui cache mal chez les derniers Suisses une profonde misère psychologique. J’évite de sortir le jour. Tout de même, il me faut aller chercher du pain. Un homme achète une tartelette. Elle est petite. Il tend une pièce de 5 francs à la boulangère. Sa tartelette est de la même taille. Il ferait bien de la manger des yeux avant de l’engloutir s’il veut en avoir pour son argent. Sur le trottoir, un mendiante rom écroulée. Son contrat, demeurer là, en charpies, du matin au soir, moyennant quoi le maquereau la reconduira à la fin du mois dans sa campagne roumaine avec 500 euros en poche (il garde les aumônes). Une habitante âgée du quartier s’avance canne à la main : « ma bonne dame, il fait trop froid, il ne faut pas rester dehors ! » A l’angle de la rue, un nouveau restaurant, des Sushi. Le chantier, démarré il y a un an, s’achève. Hiérarchie du travail en temps d’accumulation accélérée : les manœuvres sont Bulgares et Polonais, les contremaîtres Portugais. Jeudi, ils ont remballé les sacs de plâtre, emporté les brouettes et les pelles. Tout à l’heure, une camionnette d’une société multinationale immatriculée en Allemagne se gare devant le commerce. En sortent deux Asiatiques. Ils portent la toque des cuisiniers. De l’autre côté du passage piéton, le club de sport en salle. Des malabars brillantinés et poudrés discutent devant la porte. Je file avec mon pain par le trottoir de droite. Dans les immeubles cossus du boulevard des médecins vieillissants tiennent cabinet. Ils seront bientôt remplacés par des graphistes, des concepteurs et des étudiants en marketing. A mi-distance, je traverse pour rejoindre le supermarché (cet itinéraire pour éviter l’autre Rom, celui qui secoue de travers un accordéon désaccordé). Le supermarché ressemble chaque jour un peu plus à une galerie d’art contemporain. Le genre de lieux dont on se dit aussitôt entré : « je n’aurai pas dû ». Un coffre réfrigérant de vingt mètres contient la nourriture « prête à la consommation ». Le personnel de bureau viendra se servir à midi cinq. Pour l’instant, ce sont les retraités. Ils cherchent, soupèsent, lisent le prix, reposent. Fruits et légumes brillent sous les néons. Aux caisses, moment d’angoisse ; les clients ont à relever un défi, choisir une file d’attente, s’y inscrire, s’y tenir, éviter le contact visuel avec les autres clients. Le progrès consiste à universaliser ce modèle de société.