Deuxième bureau


Encore un bureau, celui de Genève. Mate­las jeté au sol. Il pleut. Le pla­fond est per­cé de fenêtres à bulles. Elles don­nent sur le toit. Les gouttes martè­lent. Un doc­u­men­taire sur le rachat des ter­res agri­coles dans les pays de l’Est : remem­brées, col­lec­tivisées et gérées par des fer­mes d’Etat sous le régime com­mu­niste (expro­pri­a­tion des petits paysans), elles sont aujourd’hui reven­dues à des fonds d’investissement con­sti­tués en sociétés anonymes (sec­onde expro­pri­a­tion). Puis je range l’ordinateur et je véri­fie une dernière fois mon démé­nage­ment : un vélo dans son car­ton, une valise, un bagage de cab­ine- je m’endors. Réveil à 5h30. Il pleut. Le taxi est à l’heure, mais le con­stat est fait : trop grand le car­ton du vélo. Le chauf­feur s’encourage : « on va y arriv­er ! » Pour lui faire plaisir, je pousse, mais c’est peine per­due : la chose est math­é­ma­tique­ment impos­si­ble. Pour­tant, la veille, au stan­dard­iste de la com­pag­nie, j’ai pré­cisé : « ne pensez pas vélo, pensez car­ton ! » Celui-ci, rou­tinier : « oui, il vous faut un break ». Moi : « Non, ça ne suf­fi­ra pas. Met­tez plus grand ! » Après avoir admis que la com­pag­nie dis­po­sait de deux véhicules spé­ci­aux, le stan­dard­iste m’envoie un break ! Le chauf­feur s’excuse. Il envoie un mes­sage radio, me con­firme qu’un col­lègue va venir. Je sors dans la rue pour ne pas man­quer le col­lègue. Il pleut. L’heure passe. Trois quart d’heure avant la fer­me­ture de l’enregistrement de mon vol pour Mala­ga. Je n’ai pas pris de cas­quette. Mon crâne ruis­selle. Imag­i­nons que j’aille chercher la cas­quette : le taxi passe, je manque l’avion. Y a‑t-il un cou­vert ? Non. Pas de toits, pas d’avant-toits. Rien que des façades à l’aplomb. Du géométrique, du sécu­ri­taire, et la pluie. Puis la voiture. A peine plus grande que la précé­dente. Pre­mier essai, le car­ton ne passe pas. Je force, il passe. Nous démar­rons. Me voici à Coin­trin, à l’extérieur, niveau départs. Le car­ton est si lourd que je ne peux le porter seul. J’attrape un char­i­ot. Je hisse le car­ton. Il est plus large que la porte coulis­sante. J’envoie valser le char­i­ot. Je me place der­rière le car­ton et le pousse comme on ferait d’un mulet qui refuse d’avancer. Cepen­dant, il me faut avoir à l’œil mes deux valis­es restées à l’extérieur. Quand j’atteins le guichet, j’ai l’air d’avoir cou­ru un demi-marathon. L’hôtesse met le car­ton à la pesée. « Vous avez droit à trente-deux kilos », annonce-t-elle. Je con­sulte la bal­ance : il en fait quar­ante. Elle désigne un coin de mur :
Met­tez-vous là-bas !
Me voici dans le coin avec mon prob­lème : il me faut alléger le car­ton de huit kilos. La valise ? Impos­si­ble. Pleine comme un œuf (quar­ante-sept livres) et à la lim­ite du poids autorisé. En revanche, le bagage de cab­ine… Il con­tient des habits. Oui, mais que retir­er de lourd du car­ton ? Les patins à roulettes ? Trop volu­mineux pour le bagage. Des habits ? Trop légers. Des out­ils ? Va pour les out­ils. Et une godasse. Un patin, tout de même. Essayons. Ou alors le sac de couchage. L’hôtesse sur­git :
L’avion va par­tir.
Je tasse, com­presse et force. Cette fois, marathon com­plet : je ruis­selle.
L’hôtesse enreg­istre la valise et pro­pose d’y ajouter le bagage à mains, puis elle nous amène, moi et mon car­ton, vers un tapis réservé, celui des bagages spé­ci­aux. Trop large. Le car­ton ne passe pas.
Suiv­ez-moi, nous avons le guichet no 90.
Quelques min­utes plus tard, à l’autre bout de la halle, le pré­posé à la sécu­rité :
Le syn­di­cat refuse ce type de car­ton, il est hors-gabar­it. Si je leur envoie ça, il restera sur le tar­mac. Vous pou­vez le rac­cour­cir ?
J’avais prévu un cut­ter et du scotch, lui dis-je, mais ils vien­nent de par­tir dans mes bagages.
Le pré­posé ouvre des tiroirs, trou­ve un couteau, je découpe ; il reparaît avec du scotch, je con­solide.
Suiv­ez-moi, fait l’hôtesse, nous retournons où nous étions.
Et je retra­verse la halle en pous­sant mon car­ton.
Et soudain, je suis dans l’avion, à dis­cuter avec un com­mis­saire-priseur de la mai­son Christie’s, un mon­sieur sobre, élé­gant, qui me dit :
Oui, à Mar­bel­la, pour jouer au golf. Bien sûr, trans­porter l’équipement, c’est ennuyeux, surtout que la semaine prochaine je joue à Crans-Mon­tana et à Miami.



Arrivé de l’autre côté, à Mala­ga, j’entasse sur un char­i­ot, un chauf­feur de taxi me fait signe, il embar­que le tout, m’annonce un prix impor­tant que j’accepte et aus­sitôt se met à me racon­ter son his­toire, tout en répé­tant, à inter­valle réguli­er « mon nom, c’est Pépé, je dis ça pour le cas où vous auriez besoin de moi, Pépé ! » :
Un veille voiture, mais grande, vous avez vu, il n’y a plus de grandes voitures à notre époque. Mais atten­tion, il a fal­lu acheter la licence. J’ai été licen­cié, vous com­prenez. Le patron a fait fail­lite. C’est cher une licence. Les autres, je sais pas, mais moi j’ai payé soix­ante mille, alors je tra­vaille entre dix et douze heures par jour, ensuite je donne le taxi à mon fils, lui ne veut pas faire plus de huit heures, comme ça la voiture a une heure pour refroidir.