Que faut-il espérer? Que l’on puisse continuer d’espérer.
Mois : juin 2015
Clefs
Au début de l’année, Aplo perd une des clefs de l’appartement. Une première clef ayant disparue, il en reste donc deux. Or, la semaine, nous sommes trois. Je garde la mienne, Gala et Aplo échangent la leur. Puis Gala, à son habitude, disparaît et les choses s’arrangent. Mais voilà que le mois dernier Aplo va au cinéma et perd la seconde clef . Je m’énerve. Comment est-ce possible? Elle était attachée à une chaîne, il la portait autour du cou! Pendant que jouait le film il l’a posée sur l’accoudoir. Je le renvoie au cinéma. La salle est fermée. Le lendemain, il se précipite. Et revient bredouille. Nous n’avons donc plus qu’une clef. J’appelle la régie. Une dame me rassure: ce que nous avons dit à votre femme lorsqu’elle est venue réclamer des doubles est faux, vous n’aurez pas à remplacer la serrure, nous pouvons faire des copies. D’abord soulagé, je vois ensuite de quoi il en retourne: la régie va me faire payer deux clefs de remplacement puis à terme, mais, précise la dame, au plus tard lors de la remise de l’appartement, il nous faudra tout changer et cela vous coûtera Fr. 450.- N’est-ce pas fantastique? Un gosse père une clef et la régie vous réclame Fr. 450.-? Mais il y a pire. Une autre dame, celle-là pincée, à la limite de l’arrogance, m’explique:
- Si nous commandons des doubles, vous les aurez dans quinze jours, en revanche, pour le changement de serrure, il faut compter un gros mois.
Une semaine passe. Je prends contact avec l’assurance responsabilité civile d’Aplo. Celle-ci annonce qu’elle prendra contact avec la régie. J’appelle la régie. A‑t-elle eu contact avec l’assurance? Non. Quelques jours plus tard, l’assurance appelle: elle n’a pas réussi à joindre la régie. Je m’énerve. La dame de l’assurance précise: nous avons joint la régie, mais elle dit ne pas vous connaître. Au bout du compte, il apparaît que l’assureur a mentionné une autre adresse que mon adresse actuelle. Décidé à en finir, je rappelle la régie.
- Nous sommes dans l’urgence! Un mois, c’est impossible!
De plus, arrivent début juillet six Andalous à qui j’ai prêté l’appartement. Je ne peux tout de même pas leur remettre une seule clef!
La dame de la régie, inflexible:
- C’est comme ça!
- Et d’abord, où est-il écrit que le locataire qui perd une clef doit s’acquitter de la somme que vous exigez!
- Vous avez d’autres questions? demande la dame toujours aussi pincée.
- Non, j’ai trouvé la solution: restez devant le téléphone, je vous rappelle dans trente secondes.
Et je rappelle. Mais la dame a branché le répondeur. J’envoie donc un mail: “je viens de perdre la dernière clef, l’appartement est ouvert et je pars au travail, vous serez tenus responsables de toute vol qui pourrait avoir lieu”.
Là-dessus, je dîne dans un des bons restaurants de la ville avec Monfrère et Aplo. Quand celui-ci part pour l’école, nous allons au stand de tir. Je prépare l’arme quand mon portable sonne. C’est un serrurier. Je le prie d’attendre 15h30, le temps qu’Aplo rentre de l’école. Il lui ouvrira.
- Ah, vous avez tout de même une clef?
- Oui… Je crois.
- Parce qu’autrement, il faut changer tout le plan de fermeture.
- Le quoi? Écoutez, venez à 16heures, pour être sûr.
Aussitôt, je fais un message à Aplo. Puis je le sonne. Il ne répond pas. Je consulte ma montre. Il est sorti de l’école depuis un quart d’heure et toujours rien. Je décommande le serrurier. Monfrère part courir. Je roule en direction de Romont où se tient une conférence sur la culture. Je ne veux pas y aller. Je le dois. En effet, l’un des intervenants est Daniel Rosselat, le maire de Nyon et je veux lui demander d’installer un réseau d’affichage dans ses murs. Trajet en voiture, entre les blés, dans la chaleur. Je me représente ces deux heures de conférence. Cet ennui. De plus, à la fin de la séance des questions, l’orateur sera très sollicité, il me faudra jouer des coudes pour l’atteindre, retenir son attention, lui dire ma phrase. Et Gala qui vient de me quitter. Et cette maudite clef pour laquelle on me demande Fr. 450.- Aplo va m’entendre! J’occupe la dernière place de stationnement libre. La conférence fait le plein. Une hôtesse me remet un autocollant portant mon nom et ma distinction. A coller sur la poitrine. Je me glisse entre les participants, passe devant le buffet, gagne la salle, quand j’aperçois sur la scène un homme: ça doit être lui. Je descends les gradins. C’est bien lui, Daniel Rosselat. Je salue la dame avec qui il s’entretient et lui tourne le dos de façon à ce qu’elle ne puisse plus rien dire. Je pose ma question. Le maire me donne sa carte, je lui donne la mienne. Je ressors, je monte en voiture, je reprends la route. Ravi d’échapper à la conférence. Et de retour dans l’appartement, je vois qu’Aplo n’est toujours pas rentré. Il est six heures quand il apparaît, l’air de rien.
- Donne ton ordinateur! Donne ton téléphone! Confisqués!
Rock
Arrivant hier de l’aéroport Barajas en métro autour de 22 heures, nous descendons à Alonso Martinez et gagnons la Gran Via à pied. Deux punks de soixante ans, cheveux longs et crânes dégarnis, bras et poitrine bariolés de tatouages, les oreilles et le nez percés viennent en sens inverse. Je les désigne à Monfrère.
- Ils ont fini leur journée, ils rentrent.
- Tu les connais?
- Oui.
- Et que font-ils?
- Depuis qu’ils ont arrêté de boire, plus rien.
Tout à l’heure, comme nous cherchons une salle de concert près de la Plaza del sol, nous faisons un détour par la Gran Via. Monfrère me désigne une barrière à la hauteur du passage piéton. Les punks sont là. “Un couple”, dit Monfrère. Costume gris, chemise blanche et mocassins, il s’avance et leur tend la main. Nous parlons de Judas Priest et d’AC/DC qui joue ce soir à guichets fermés au stade Santiago Bernabéu. Après nous avoir indiqué l’adresse de La Boîte, la salle où a lieu notre concert , celui qui porte le collier de chien et dix bagues aux mains nous sermonne:
- Vous verrez, tout va mieux quand on arrête de boire! Nous, avant, on s’entretuait!
Mais la porte de La Boîte est fermée. Pas d’avis d’annulation. Il s’agit d’un concert de Today is the day, le groupe de hardcore texan. Nous allons saluer un ami dans un bar puis achetons une carabine et des jumelles. A 23 heures, la salle est toujours fermée. Nous quittons le quartier lorsqu’un attroupement de jeunes portant des T‑shirt rock attire notre attention. Monfrère se renseigne. Ceux-ci croient qu’il les provoquent et en effet, à en juger par notre habillement, comment se douteraient-ils que nous connaissons les membres du groupe? Ils finissent par désigner un bar: le concert a été déplacé.
- Et comment le sait-on?
- On ne peut pas savoir.
A l’entrée, nous apprenons que Today is the day a annulé. A la place, le groupe de première partie, assurant seul la tournée. Groupe bruyant et médiocre que les Espagnols jugent excellent. Du doom cacophonique. Lorsqu’il joue à domicile dans une maison de quartier ce groupe ne doit pas rameuter plus de dix gosses .
Madrid
Et que fait-on à Madrid? Boire de la bière, commander le menu du jour, visiter des magasins de matériel militaire, des magasins de drapeaux, des magasins de chasse, tenus par des gens que Monfrère appelle par leurs prénoms et à qui il fait cadeau de boîtes de chocolat, rester aussi longtemps que possible sur une terrasse de la rue Marqués de Urquijo à deviser sur les maux de l’Occident, cela, dans un ordre précis comparable à la routine du travailleur, mais une routine choisie, faite uniquement de loisirs, donc en opposition, qui apporte son lot de satisfactions: se réveiller dans une chambre de 32 mètres au cinquième étage de l’hôtel Husa Princesa, prendre un petit-déjeuner composé d’un jus d’orange, d’un café et de pain frotté de tomate et d’huile d’olive dans un bar de la rue Andres Mellado, puis descendre au club de sport Fitness Paradise pour un séance de Pilates suivie d’une séance de vélo statique animée par un professeur, avant de boire l’apéritif, manger, faire la sieste, boire un second apéritif et chercher un restaurant pour le repas du soir.
Décor
Assez de cette ville de Fribourg. Les Préalpes bernoises, la tour du Bourguillon et les toits pointus du Guintzet évoquent un décor à l’abandon. Les passants arpentent le premier tiers du boulevard de Pérolles et la rue de Romont qui sont les artères commerçantes. Ailleurs, règne une pénible immobilité. Les personnes que l’on croise dans les quartiers secondaires vaquent à des occupations contrôlées, l’air gentil mais distant. Tempérament curieux du Fribourgeois: il ne se mélange pas — comme si l’énergie manquait. Une routine puissante impose ses rythmes. Pas de débordement. Mais peut-être cela n’a-t-il rien à voir avec Fribourg? Peut-être s’agit-il d’une nouvelle donne, propre à toutes les villes, universelle : chaque citadin étant désormais condamné à vivre dans l’ordre des jours et des heures, et pour mener à bien cette tâche harassante, vivant concentré. D’où cette sensation d’abandon, de décor. De ma table de travail, je regarde les bâtiments. Ils se remplissent le matin, ils se vident le soir. Bâtiments de fonction. Et les rues: elles se chargent de voitures dans une direction le matin, dans la direction opposée le soir. Les flux passants sont réglés par l’horloge. Entre temps, c’est tout juste si le plus audacieux, resté dehors, ose s’exprimer à voix haute. Considérant cet état, une envie de prendre les jambes à mon cou. Le lendemain, je suis dans l’avion pour Madrid avec Monfrère.
Examen
A Bümpliz-Nord pour assister à l’examen de C., le terme examen étant inapproprié car il s’agit en fait — de quoi s’agit-il en fait? A ma descente de train, C. est sur le quai. Elle me guide vers un ancien bâtiment industriel transformé en école d’art. Salles hautes de plafond, couloirs où circuleraient des camions. Les élèves n’en sont que plus fragiles. A la cafétéria, l’équipe de service se lève pour nous servir. Je mange ce que contiennent les bacs de cuisine: fenouil aux cèpes et gâteau de polenta. C. commande un hamburger que le chef lui confectionne derrière de grands paravents d’aluminium. Il l’apporte ensuite sur la terrasse où dînent au soleil élèves et professeurs, déguisés en artistes, en tout une dizaine de personnes. Puis nous passons sous la gare pour rejoindre un autre bâtiment, lui aussi industriel, posé sur l’herbe. Un ponton de bois permet de rejoindre la porte principale depuis le trottoir. Le sol est-il mouvant? Le gazon dangereux? A moins que ce ponton ne soit une œuvre d’art? Au rez, un personnage à barbe, un anneau vissé dans les narines et vêtu d’un kilt gothique expose des instruments de torture en bois. Aucun visiteur. Nous prenons place à l’étage dans une salle de trente mètres de côté. Arrivent les experts. On me tend des mains, je tends la mienne. C. annonce qu’elle va lire un passage de son texte, puisque ces experts ont pour rôle d’évaluer le progrès de son travail de recherche lequel consiste à écrie un roman (celui-là même que je lis à mesure, prodiguant, dans la mesure du possible, des conseils). Puis elle change d’avis, renonce à lire et à tour de rôle, chacun des experts (dont l’écrivain Odile Cornuz que j’ai rencontrée à l’époque où je fréquentais les théâtres) donne son opinion, pose ses questions. Dialogue qui ne ressemble ni à une conversation de bistrot ni à un échange entre amis. Une vingtaine de minutes plus tard, chacun s’accorde pour dire qu’il faut attendre la suite et l’un des experts de préciser:
- Oui, il faut attendre pour savoir ce qu’il va arriver.