Une fille en veste rouge, employée à balayer les détritus sous les tables, pas jolie, le cheveu pauvre et lui, casquette vissée sur des oreilles en feuilles de choux, mâchant bouche ouverte, les dents pointues et dérangées, gardien de barrière, dont on devine qu’ils attendent tout le jour, et l’un et l’autre, le moment de se retrouver.
Mois : février 2015
Mode de vie
Quant au mode de vie, la majorité des Thaï, est à mi-distance entre le modèle traditionnel, villageois, simple et fermé et celui de la grande ville, de la modernité, offert par la télévision, modèle qui substituera comme ailleurs des relations économiques aux relations humaines. Pour l’instant, ce franchissement d’étape et l’adversité artificielle qu’il impose, est affronté avec élégance et modestie faute d’apercevoir qu’il ouvre sur un mode de vie substantiellement autre.
Désenchantement
Désenchantement d’une génération européenne à qui n’a pas été donné les moyens de l’enchantement, celle de mes enfants et la précédente. La critique, conscience de la médiocrité du vécu, ce dernier recours, est subtilisé derrière les pompes du marketing. L’horizon ainsi dégagé, on voit quel homme paraît: un être a‑minima, décontenancé, dont les prédateurs envisagent d’exploiter a leur profit la maigre résistance.
Hôtels chinois
Degré d’intimité dans les hôtels chinois: on a l’impression de coucher avec la femme du voisin. Ce qui explique mieux cette capacité à rétrécir l’espace autour de soi. Dans la camionnette qui nous emmenait de Mae Hong Son à Chiang Mai, sept heures d’un voyage chahuté, j’avais devant moi une mère et sa gamine. A un certain moment, elle s’est réveillée, a vomi et s’est rendormie. Tout cela, sans mot de part ni d’autre.
Bus
Je viens de finir le livre de Pascal Nordmann dont le sujet est un voyage onirique à bord d’un bus. Sept heures plus tard, et mille lacets dans la montagne, je suis à la gare routière de Chiang Mai et obligé d’y dormir. Installé devant une table de gros bois, sous les ventilateurs, entouré de stands d’amuse-gueules thaï, je regarde les bus entrer en lisse. Sur le fronton, en lettres illuminées, les provenances: Ayutthaya, Phitsalunok, Chiang Rai. Plus ou moins importants, inégalement luxueux. Ils marchent au pas lorsqu’ils roulent devant ma cantine et une femme surgie de la profondeur des cuisines tend des paquets de mouchoirs glacés à l’assistant du chauffeur.
Chambre
Descente de bus à Chiang Mai. Je vais dans les petites rues. Maisons ouvertes, tas de ciment, locations de motos et des épiceries éclairées d’une ampoule. Devant un café qui porte une enseigne en anglais, un couple blanc nerveux (comme je l’étais il y a vingt ans):
-Full! Other one? Other hotel?
Je m’apprête à sauter dans un taxi. Mais on connaît leurs conseils. La dernier fois que j’y ai eu recours, il le fallait, Gala et moi avons atterri dans une pièce garnie de moquette au parfum de sperme. Donc je fais quelques pas. La rue s’assombrit. Sur la droite, en façade, un type met à dégoutter des chaussettes. Au-dessus du trottoir, un néon en thaï. En cabine, au feutre sur un carton, Open. Une maman qui s’étonne que son fils de dix ans parle si bien anglais (j’ai dit “room”, il a répondu “yes”) m’accompagne dans les étages et me donne un chambre logée sur couloir, sans fenêtre extérieure, qui doit être la meilleure.
Fern
Restaurant Fern de Mae Hong Son. Je suis passé devant, dubitatif. Un peu plus loin sur la grande route, un autre restaurant. Mais comment savoir lequel a recommandé Guy? A peine franchi le seuil, je sais que je fais une erreur. Et pourtant je persiste. S’ouvre devant moi une salle de 120 tables. On dira que j’exagère. Y a‑t-il d’autres clients? Oui, mais je ne les vois pas. Ils mangent cachés derrière un rideau. D’ailleurs, ce ne sont peut-être pas des clients. La famille du maffieux qui gère l’établissement? Ses hommes de main? Une serveuse en habits fait un geste vague: laquelle des 120 tables est-ce que je préfère? Elle me remet la carte. C’est un livre. Au plafond tournent de gros ventilateurs, la lumière tamisée crée une atmosphère inquiétante. Je choisis une table qui donne sur cour. Sait-on jamais? Je me concentre sur la liste des plats quand sonne une mélopée. Tout au fond de la seconde salle, sur une estrade pavoisée d’ors, un adolescent squelettique en costume cravate chante en s’accompagnant à l’orgue électrique. Les sons viennent du fond de l’abysse. A un certain moment, je crois reconnaître My way. Il me faudra attendre la fin des couplets et les deux mots, “my” et “way“pour vérifier qu’il s’agit bien du titre de Frnk Sinatra. Je commande. Aussitôt, je pense: je vais tomber malade. Sinon comment feraient-ils? Sept pages de menu, aucun client. Le maître d’hôtel apporte un mélange d’algues, de champignons de caniveau (ou de basse-cour) et des pois, gruau augmenté d’une sauce au piment à dévisser les boulons. Je rajoute de la sauce. Quand je me libère enfin de la corvée de manger ce plat, dans ces conditions, avec au clavier l’ennuque chinois, je retrouve la grande rue, traverse et recommence mes spéculations: de quel restaurant Guy voulait-il parler?