Mois : février 2015

Mandalay

Atter­ri à Man­dalay. Dix-sept pas­sagers. Un cou­ple musul­man et leur fille de cinq ans, voilée. Un cou­ple de colonels dont l’un dort la tête appuyée sur l’é­paule de l’autre. Deux jumelles bir­manes, en robe, les cheveux tressés en nat­te. L’une prostrée. Bien­tôt, elle étouf­fera son nour­ris­son. Lorsqu’elle a fini de lui don­ner le sein, elle se redresse et vom­it sur ses san­dales. L’hôtesse accourt. Le sac de papi­er glis­sé dans la poche de chaque siège doit être ouvert par déchire­ment. La languette retirée, il est trop tard. En approche de piste, j’en suis tou­jours à me deman­der si nous atter­ris­sons bien à Man­dalay. Par le hublot, je ne vois que des cam­pagnes inhab­itées. Au sol, deux appareils d’Air Bagan. Voy­ageant sans bagage, je suis le pre­mier à sor­tir de l’aéro­port. Le prix du taxi paraît énorme. Douze francs. Un ado­les­cent à mous­tache ges­tic­ule sur le park­ing désert:
- Very far!
En effet. La voiture roule dix kilo­mètres sur une route neuve et défon­cée. A la per­pen­dic­u­laire, des tronçon inachevés, encore rouges de terre, mar­qués par les campe­ments des ouvri­ers. Devant le taxi, des gens qui marchent, des enfants en pyja­ma, quelques ani­maux. Puis un péage, et à nou­veau des cam­pagnes ensoleil­lées. Enfin, nous entrons dans la ville et c’est une suc­ces­sion d’ate­liers, d’épiceries, de gar­gotes, au sol, sur pilo­tis ou en dur. Le plan urbain est quadrillé. Les rues por­tent des numéros. La voiture se fau­file entre des camions chargés d’ail, de pneus, de lessiveuses, de meubles; motos et vélos dépassent puis sont rat­trapés. Une heure plus tard, mon chauf­feur, un gamin qui tou­sse la pol­lu­tion, nous engage dans un chemin. L’hô­tel est bâti entre deux ter­rains vagues et une réserve de bull­doz­ers. Un marais aus­si. Une zone en devenir de la petite périphérie. Une bel édi­fice pour­tant. Je red­oute l’ab­sence de bar. Il y a un bar, un restau­rant et des cham­bres soignées même si l’en­vi­ron­nement ressem­ble à Hiroshi­ma après puni­tion. Dans la soirée, des groupes de français chenus débar­quent de bus. Les même qu’au Laos. Con­temp­teurs de l’empire colo­nial qu’ils n’ont pas con­nus. Gens dis­crets, un peu per­dus, qui vont de mon­u­ments en mon­u­ments der­rière des guides. Et, mieux que tout, il y a des vélos de location.

Robots

Désor­mais, chaque fois que je met au net l’une de mes notes pris­es dans des car­nets (ceci parce que les recopie à la suite) s’af­fiche une ind­jonc­tion:
Prou­vez que vous n’êtes pas un robot.
La meilleure réponse est: je peux tomber malade.
Mais com­ment le robot pour­rait-com­pren­dre ce concept?

Départ de Kyaing Tung 3

En prenant de la hau­teur à bord du ATR-602, je vois où nous étions. Au cen­tre d’une plaine que découpent des riz­ières, vertes lorsqu’elles sont en cul­ture, ter­reuses et jaunes lorsqu’elle sont asséchées. La route de Taungyi file droit sur un promon­toire, tra­verse des vil­lages ronds, atteint les collines, dis­paraît dans les mon­tagnes — à moins qu’elle ne s’in­ter­rompe. Elle sem­ble d’une seule piste. Dans les con­tre­forts, quelques sen­tiers. Peu de vie. Con­cen­trée dans ces nénuphars que for­ment, du ciel, le rassem­ble­ment des toits de paille.

Départ de Kyaing Tung 2

Mon bimo­teur devrait décoller dans une heure. Nous sommes cinq à atten­dre. Un employé vient m’an­non­cer qu’en fin de compte, il n’y aura pas d’escale. Il attend ma réac­tion.
- Are you happy?

Départ de Kyaing Tung

Aéro­port de Kyaing Tung. L’ap­pareil de la Myan­mar Air­ways atter­rit tan­dis que les mil­i­taires jouent au golf sur le tar­mac. Cent per­son­nes en descen­dent. Elles dis­parais­sent dans la cam­pagne. Cent autres, qui occu­paient la salle d’at­tente, mon­tent à bord. On ferme la porte. L’avion décolle. Dix minutes.

Libre marché

Un prob­lème d’arith­mé­tique pour écol­i­er qui tend à démon­tr­er, quand bien même on ne le résoudrait pas, que le marché libre prof­ite au con­som­ma­teur. Un pan­talon de mar­que coûte en Suisse Fr. 80.- pour un salaire men­su­el moyen estimé à Fr. 6000.-. Son imi­ta­tion en Thaï­lande, de bonne fac­ture, coûte Fr. 15.- pour un salaire men­su­el min­i­mum de Fr. 400.-. En Bir­manie, la même imi­ta­tion, de mau­vaise fac­ture, coûte Fr. 50.-, pour un salaire men­su­el, dans les class­es pop­u­laires, équiv­a­lent ou légère­ment supérieur.

Quiproquo

Hap­py new year était en fait le mot de passe de la wi-fi.

Littérature

Et si l’épuise­ment de la lit­téra­ture tenait au fait qu’il n’y a plus rien dans l’en­tourage de l’écrivain occi­den­tal qui se puisse humaine­ment décrire?

Vol de l’esprit

Dans un texte sur la tra­di­tion lit­téraire du “vol de l’e­sprit”, Hadot rap­porte que les pre­mières occur­rences non-métaphoriques de ce regard d’en haut, par exem­ple dans Le songe de Sci­p­i­on de Cicéron, sont liées au rêve, à une époque où, sem­ble-t-il, exis­tent déjà des ascen­sions de som­mets dans un but d’ob­ser­va­tion physique (Lucrèce) ou stratégique (Homère), mais pas de moyens tech­niques de vol­er, Dédale et Icare rel­e­vant du mythe. Ces dernières années, j’ai sou­vent pris note de rêves au cours desquels je domine l’e­space. Prof­i­tant d’une bonne sta­bil­ité du corps je piv­ote la tête et scrute. Nag­er en l’air, est l’ex­pres­sion qui con­vient le mieux pour décrire cet état. Cette expéri­ence répétée, sous une forme iden­tique, a con­sti­tué dans l’e­sprit une réserve d’im­ages qui me per­met à tout moment, dans la veille, de me fig­ur­er nageant dans les airs. Autant d’oc­ca­sions d’adopter des points de vue. Si, comme je le pense, ce rêve est arché­typ­ique, il aura aus­si été celui des Grecs et donc à l’o­rig­ine de cette morale du regard d’en haut. L’in­téres­sant serait de savoir si ce type d’ex­péri­ence onirique est liée à un tra­vail de la con­science sur soi ou si elle est com­mune à toutes les civilisations.

Syndrome de proximité

Le syn­drome de prox­im­ité; ici, en Bir­manie, inver­sé. Parce que nous voyons à la télévi­sion des Africains améri­can­isés, affublés de cas­quettes, de pen­de­lo­ques, vêtus de pyja­mas et de bas­kets à ressorts, nous en déduisons des accoin­tances. Ils sont dans le pro­longe­ment de l’écran. En Bir­manie, pour l’indigène, crois­er un Occi­den­tal paraît irréel. Il n’est pas pos­si­ble que ces gens qu’ils voient à la télévi­sion se retrou­vent soudain, ici, devant eux.