Lévi-Strauss meurt à cent ans en nihiliste. Son testament oral, sous la forme d’une confession à une animateur qui fait son interview pour la télévision: “je n’aime pas les hommes”. Nullement surpris par ce fait qu’on me rapporte. Je me suis toujours tenu à grande distance de ses idées. Disons, plus exactement, système, ce mot établissant que la réalité est secondaire. Ce qui me frappe, avant que nos Européens en fasse une mode, c’est cette haine de soi. Quant à la façon de dire un voyage, je préfère à la même période le désordre créatif de Ginsberg dans ses Journaux indiens. Que cela soit sans rapport est loin d’être certain. Lévi-Strauss fait le choix du néo-positivisme; Ginsberg, le choix opposé, celui de la poésie. L’un élabore, l’autre note. Tous deux ratent le coche, mais le premier suscite dans ses pas des vocations dangereuses pour pédagogues de bas-étage alors que cinquante ans après leur rédaction, ces notes brutes d’un poète beat, traversées d’hallucinations, personnelles jusqu’à l’idiotie, conservent leur contant de réalité.
Mois : février 2015
Mandalay 3
Impressionnante Mandalay. Exubérante, nerveuse, noyée de poussière. Le plan régulier de la ville est une tentative d’organiser le chaos. Celui-ci déborde, se répand dans les creux de végétation, butte contre les temples, repousse la foule vers cette rivière Ayeyarwaddy dont le lit étale et sablonneux sert d’habitat à dix mille familles.
Tablette de lecture
Le système de soulignement répertorié en ligne de la tablette Kindle fait apparaître l’intérêt des lecteurs pour certaines phrases. On apprend que tel passage a été souligné dix-sept fois. Dans Les mémoires d’outre-tombe de Châteaubriand, les soulignements portent toujours sur des maximes morale ou des sentences de philosophie. Mais le lecteur trouve peut-être chez cet auteur ce qu’il y cherche. Que serait le soulignement dans un roman à l’eau de rose? Dans un policier? Un récit de cape et d’épée? A la mesure de l’attente. Que soulignerait un lecteur de Coehlo dans Heidegger?
Mandalay 2
Ilôt villageois au centre de Mandalay. Je bois devant la maison d’un voisin qui fait épicerie. Le spectacle est épatant. Il vaut mille stupas. Ne serait-ce que pour partager ces rythmes enfouis, spontanés, humains, le voyage en Asie est justifié. Je ne connais rien de plus intéressant que cette morale en action. Voyager, c’est d’abord se tenir au milieu des gens et des choses. Les monuments, soit: mais ils sont de toutes les époques à la fois, et d’aucune. Tandis que ce marchand de charbon accroupi qui bourre des sacs de jute de sa main noire ou ce mécanicien torse nu qui répare une moto couché à même le sol! A une enjambée de ma table, un pont de pierre franchit un ruisseau. Sur le chemin de terre défilent un vendeur de thermos laqués, le plombier, quatre moines et un fleuriste convoyant une gerbe de colliers rituels. Sous mes pieds, une poule creuse son trou. Une mère essore sa lessive sur la berge du ruisseau. Dans la maison en face, à l’ombre d’un arbre à petites feuilles, un homme compte son argent.
Occident
Le spectacle que chacun espère voir jouer le monde dépend de ses idées. Ces idées font partie de la personne et celle-ci fait partie du paysage. Quand des malins bouleversent le paysage, le rétrécisse, le plie et y glisse des recettes de vie, les personnes délaissent leurs idées et s’additionnent à un monde en voie de pétrification.
44ème rue, 62ème rue
La ville de Mandalay se construit sur la campagne et dans le désordre, laissant ici et là, entre gratte-ciels, noeuds de routes, stations d’essence et locatifs, poulets, cochons, voisins à leurs ablutions ou endormis sur des nattes. Des enfants jouent autour de leur mère assise au carrefour, tandis que rugissent dans son dos les voitures, les camions et les bétonneuses.