Mois : juillet 2014

Banks

Rus­sel Banks: “Je crois qu’au début du XXème siè­cle les États-Unis admi­raient et soute­naient l’Alle­magne. En Europe ils voy­aient la France comme une femme et l’Alle­magne comme un homme, et dans la mesure où ils se voy­aient eux-mêmes comme un homme…”

Colonisation

Le jour où nous aurons tant colonisé que l’e­space entier sera devenu intérieur nous n’au­rons plus rap­port qu’à nous-mêmes et ne saurons plus savoir. La crise dev­enue impos­si­ble, il n’y aura plus de cri­tique, plus temps, plus d’histoire.

Emmurés

- Tu l’as vu?
- Oui.
- Donc tu le con­nais­sais?
- C’é­tait notre pre­mière ren­con­tre.
- Et que t’a-t-il dit?
- La même chose que d’habi­tude.
- Je t’avais bien dit! 

Bombay

Je prends place sur le vol de Delta Air­lines Détroit-Ams­ter­dam côté hublot. Ce matin, j’ai payé 50 dol­lars sup­plé­men­taires pour obtenir ce siège. Arrive le cou­ple qui partage la rangée de trois sièges, des Hin­dous de Min­neapo­lis. La femme est tra­pue, ce qui au vu du manque général d’e­space, ne peut que me prof­iter. Son mari, à peine plus grand s’in­stalle côté couloir. Nous échangeons quelques mots en anglais.
- Tu vois Arun ce Mon­sieur est assis côté fenêtre!
- J’ai payé pour chang­er de siège.
l’in­di­enne se tourne vers son mari.
- Je t’avais bien dit, il ne faut pas pay­er, il suf­fit de deman­der.
- Excusez-moi , ce n’est pas ain­si. L’at­tri­bu­tion automa­tique des places peut vous val­oir une place côté fenêtre et dans ce cas-là, grand bien vous fasse, mais si vous êtes placé ailleurs et que vous souhaitez chang­er, il vous faut pay­er un sup­plé­ment — c’est ce que j’ai fait.
Le mari:
- Oui, je com­prends très bien, mais moi j’ai sim­ple­ment oublié de dire que je voulais être côté hublot. Per­son­ne ne paie.
Je m’ap­prête à répéter… et puis non, j’a­ban­donne. Alors le Mon­sieur, se lève, descend la Sam­sonite qu’il vient d’en­fer­mer dans le cof­fre à bagages, l’ou­vre, en sort le con­tenu, ne trou­ve pas ce qu’il cherche, la range, se ras­soit. Peu après, il s’adresse en hin­di à sa femme. Se relève, ressort la valise, la fouille encore. N’en tire rien de neuf, la range. Et ain­si de suite. En 1991 je suis allé en Inde, à Bom­bay, New Del­hi, Punay, Goa, Pat­na, Varanasi… Existe-t-il peu­ple moins rationnel que les Hin­dous? J’aimerais qu’on m’ex­plique par quel mir­a­cle Bom­bay est devenu l’une des cap­i­tales de la pro­gram­ma­tion logicielle. 

Relance

Tout à l’heure je box­ais. Fatigué, bien­tôt essouf­flé, traî­nant sur le par­cours d’ob­sta­cles, mesurant la frappe sur sacs, louchant vers l’hor­loge. Les nuits sans som­meil se paient cher. Soudain j’en­trevois la solu­tion d’un prob­lème d’écri­t­ure, ou plutôt le développe­ment phrase après phrase d’une des par­ties du livre et aus­sitôt la fatigue est oubliée je tape avec une vigueur qui oblige mon voisin à s’écarter.

Lagunas de Ruidera

Gala dit, “je n’aime que sept per­son­nes (j’e­spère en faire par­tie)”. Puis elle se reprend:
- Depuis quelques jours, huit. Comme tu sais, moi, que ce soit un jeune, un clochard, le pape  ou une per­son­ne de ren­con­tre, ça n’a pas d’im­por­tance, mon amour est au-delà de ces con­tin­gences, je sens un ami­tié pour une per­son­ne parce que son car­ac­tère me séduit, me frappe, parce qu’elle est autre ou parce qu’elle est elle-même, bref, il faut que nous nous recon­nais­sions. Et là, j’ai décou­vert Rose.
- Qui est-ce?
- Une petite fille de trois ans. La fille du fils de la pre­mière femme de mon frère. Je vis chez elle.
- Qui elle?
- Rose.
- Tu n’est pas chez toi?
- Non, non.
Et de me racon­ter ses dia­logues avec Rose. Ce qui me rap­pelle mon voy­age aux Lagu­nas de Ruidera en 1986. L. venait de me quit­ter. J’en étais malade. Et  je m’in­stalle en Espagne pour l’été, chez ces amis de mes par­ents. Chaleur éprou­vante, désert de pierre, collines de Castille, mai­son de chaux blanche et sys­tème lacus­tre avec en col­liers de mod­estes rési­dences et un bar. Pen­dant l’an­née j’ai com­mencé l’u­ni­ver­sité et ren­con­tr­er toutes ces théories trop grandes pour moi et qui font chavir­er mon esprit. Mais pour cette même rai­son j’ai une demande de con­ver­sa­tion au-dessus de la moyenne: je veux tout démêler, com­pren­dre, raison­ner. L’Es­pagne a un peu­ple doué de génie mais la capac­ité d’ab­strac­tion ne fait pas par­tie de ses dons: elle l’in­dif­fère. On y par­le pour le plaisir et non par amour de la dis­pute intel­lectuelle. Telle est donc ma sit­u­a­tion for­cée, au bord d’une piscine, dans un champ de pier­res tombées que brûle le soleil, avec un cha­grin d’amour à digér­er et sans inter­locu­teur. Je des­sine. Toute la journée, un cray­on à la main, je des­sine. Puis au bout de quelques jours appa­raît un petite fille. De mémoire je dirais 6 ans. Casque blond, bouille ronde, physique gra­cieux et volon­taire. Et un mir­a­cle se pro­duit: elle est réfléchie, par­le avec dis­tinc­tion, n’énonce que des choses d’en­fant, des choses sur­na­turelles. Et tous les jours, je passe deux a trois heures avec elle: nous dessi­nons et nous discutons.

Interdire

Avoir dans l’ap­parte­ment com­mun une pièce de bureau et inter­dire à sa femme d’y entr­er. Qu’imag­in­erait-elle? Et si l’in­ter­dic­tion venait de votre con­joint, qu’imagineriez-vous?

Taxi Checker

Peu avant onze heures je suis dans l’en­trée du Cork­town inn et j’im­prime ma carte d’embarquement sous l’œil atten­tif du cou­ple russe. Au moment de récupér­er l’im­pres­sion — la machine est der­rière la vit­re blind­ée — les Russe ont dis­parus. Je les trou­ve à bidouiller l’un des nom­breux dis­trib­u­teurs automa­tiques, ser­vice payant de savon, den­ti­frice, chaus­settes, cig­a­rettes, café… Puis je me poste sous l’a­vant-toit et regarde la pluie qui bal­aie le ciel de Détroit. James ne vient pas. Des noirs en voiture, des lati­nos, pas mon copain avec qui nous avons con­venu ce ren­dez-vous hier dans la nuit, chez Kevin et Bree. J’écris mon prénom sur un bout de papi­er, le remet aux Russ­es et dis que je serai au Onas­sis Coney Island pour manger un petit déje­uner. Je mange un steak, avale six tass­es de café, puis je me poste sur le car­refour de Michi­gan avenue. Pas de taxi. Plus haut, sur Trum­bul avenue, se trou­ve le dépôt de la com­pag­nie Check­er. Bâti­ment délabré. Au rez une voiture acci­den­tée. Le reste du garage est vide. Les bureaux sont au pre­mier acces­si­ble par un escalier sécurisé. Je sonne, me penche vers l’in­ter­phone. Arrive un four­gonnette. Une noire en sort.
- Je cherche à me ren­dre à l’aéro­port.
- Ah! Pas la moin­dre idée. Vous avez essayé de son­ner?
Que veut-elle dire? Que ce n’est pas une com­pag­nie de taxis. A force d’in­sis­ter, on me répond. Escalier de métal, comp­toir de récupéra­tion, table de bois sur laque­lle sont posés des écrans. Deux gars en bras de chemise gèrent la cen­trale d’ap­pel sur des télé­phones antédilu­viens. La noire réap­pa­raît et me désigne.
- C’est bien lui, c’est bien le type que j’ai vu en bas.
Une voix dans une pièce éloignée.
- Amenez-le ici!
Un gars au faciès européen, en bretelles et polo rayé, peut-être un Grec.
- Asseyez-vous, vous voulez vous ren­dre à l’aéro­port?
Il appelle sur un portable, par­le à son inter­locu­teur, me décrit, dit ce que je veux et ter­mine par cette phrase énigam­tique:
- Tu veux le faire ou j’en­voie quelqu’un d’autre?
En atten­dant, nous dis­cu­tons. Nous sommes face à face dans des fau­teuils à roulettes. Par la vit­re, je vois la gare aban­don­née et son build­ing.
- Belle vue sur la gare!
- Et sur le stade.
Je me pec­n­he pour voir. Un ter­rain de base­ball quel­conque.
- Ah non, c’é­tait le stade des Red Tigers.
Il me revient alors que j’ai lu une pla­que­tte devant le Onas­sis Coney Island.
- Je com­prends main­tenant, le dernier match a eut lieu en 1999 puis le stade a été rasé.
- Oui. Et ne me deman­dez pas pourquoi, j’ai jamais com­pris. Enfin, désor­mais on voit la gare.
Au même moment un taxi tra­verse un des écrans de sur­veil­lance. Le portable vibre.
- Voilà, dit le gars, je crois que c’est le sig­nal. Allô? Tu es où?
J’in­ter­viens.
- Je l’ai vu, il est en bas.
Le gars se penche par la fenêtre. Il ne voit pas la voiture. Il cherche sur ses écrans, l’air inqui­et.
- Il s’est garé juste en bas, vous voulez repass­er la bande?
- Non, pas la peine. Allô? Tu m’en­tends? Voilà, c’est un type avec un mail­lot vert mar­qué Détroit, il porte un petit sac à dos. Je te l’en­voie. La voiture est mar­quée 2075. N’en prenez aucune autre. 2075!
Au moment de mon­ter dans la voiture, je suis inqui­et et puis je bavarde avec la noire à houp­pette qui me con­duit: c’est un taxi.

Empires

La con­struc­tion est ce qui fait qu’il y a quelque chose plutôt que rien. L’homme se détache de rien et se con­stru­it. S’il con­stru­it dans un but autre que l’homme, il n’y a pas d’hu­man­ité. L’empire est un pro­jet de quelques hommes dépos­sédés d’eux-mêmes con­te l’hu­man­ité en général.

Plaie

Une par­tie non-nég­lige­able de la dérive anti-démoc­ra­tique est imputable au main­tien sur le long terme des fonc­tion­naires dans leurs postes. Pour une bonne admin­is­tra­tion de la lib­erté, ceux-ci devrait être démis de manière régulière (mais annon­cée pour éviter d’en­cour­ager la cor­rup­tion). On procéderait ensuite à une mise à plat des struc­tures, hiérar­chies et rouages, on bris­erait les liens de puis­sance, puis on lèverait un nou­veau con­tin­gent de fonctionnaires.