Mois : juin 2014

Vie matérielle

A l’in­stant Gala me rap­pelait une de nos pre­mières soirées au squat IPI 2000 à Genève il y a qua­torze ans et, dis­ait-elle, “tu t’é­ton­nais que je sache brass­er une salade!” Bien enten­du, je n’ai pas sou­venir de la salade, la remar­que agis­sant plutôt comme révéla­teur de l’é­tat amoureux, mais en revanche la mémoire est pré­cise en ce qui con­cerne les invités, le pein­tre Claude San­doz et Frère, le lieu et son entourage, la cui­sine brin­que­bal­ante, repeinte et graf­fitée, les poules dans le jardin, les arbres jamais tail­lés qui pous­saient leur bran­chages con­tre les fenêtres ver­moulues, l’abri à vélo et les seaux de colle fraîche ser­vant à la pose des affich­es de nuit et enfin les voisins dont la musique hurlait dans les étages. Ceux qui pré­ten­dent que nous ne changeons pas, par­mi lesquels fig­urent quelques ama­teurs de mau­vaise foi, ne me comptent pas dans leurs rangs: je ne doute pas d’avoir beau­coup changé, mais c’est surtout la sit­u­a­tion matérielle qui a com­plète­ment changé ce que prou­ve assez ce sou­venir, l’essen­tiel étant que nul ne peut espér­er demeur­er le même lorsqu’à qua­torze ans d’é­cart il est con­fron­té à des sit­u­a­tions matérielles aus­si aus­si différentes.

Handke

Eton­nante revue des détails dans le roman de Peter Hand­ke L’an­goisse de gar­di­en de but au moment du penal­ty. Plus le per­son­nage, Joseph Bloch, chem­ine dans la ville et par l’ob­ser­va­tion, la révèle, plus elle devient intérieure et abstraite. Bien­tôt, le lecteur explore une espace spec­tral, une sorte d’ar­chi­tec­ture de l’infra-conscience.

Inféodés

A l’in­stant, cas d’au­to-cen­sure d’un fonc­tion­naire. Alain Finkelkraut, sur France-Cul­ture, au cours d’un débat por­tant sur la notion d’é­gal­ité, à pro­pos des class­es d’é­cole en France:
- C’est une question…euh.. de… d’ho­mogénéité? Enfin, on se com­prend, je ne peux pas en dire plus.

Dire non

Que le peu­ple vote un crédit de 6 mil­liards pour le train, témoignant ain­si de sa con­fi­ance à la com­pag­nie fédérale des chemins de fer alors que celle-ci, à la façon d’un acteur économique privé, vend ses restau­rants roulants pour la sec­onde fois en vingt ans à une enseigne de fast-food améri­cain, brade ses gares à la pub­lic­ité, sur­charge ses trains, aug­mente sans cesse le prix des bil­lets et le mon­tant des amendes, je trou­ve cela absurde, mais je m’in­cline: je paie mon titre de trans­port. Or, voilà qu’hi­er de retour de Genève prend place dans la rame, juste avant le départ, un Rom. Le con­trôleur s’a­vance. Le Rom ne par­le pas français, reproche à l’employé de ne pas par­ler anglais. Dému­ni le con­trôleur adresse sa remon­trance et pour­suit la quête des bil­lets. Avant de lui présen­ter le mien, je lui demande ce qu’il compte faire.
- Il descen­dra à Lau­sanne.
Pour ce même tra­jet, je viens de pay­er Fr. 40.-. Navré, le con­trôleur explique:
- Ce Mon­sieur n’a pas de domi­cile en Suisse, je ne peux rien faire.
- Appelez la police!
- Je l’ai fait, elle ne vien­dra pas.
- Pourquoi?
- Elle ne peut rien faire.
Au con­trôleur je demande d’at­ten­dre et m’a­vance au milieu de la rame où j’ex­plique aux pas­sagers la sit­u­a­tion.
- Nous avons tous payé, sauf ce Mon­sieur et cepen­dant, il obtient exacte­ment la même chose que nous. Qu’en pensez-vous?
Paniqués, les pas­sagers bais­sent les yeux.
Quand je reprends place, le con­trôleur vis­i­ble­ment requin­qué me remer­cie.
- Votre charge n’est pas facile, lui dis-je, mais je vous prie de croire que si à Lau­sanne ce Mon­sieur ne descend pas, je le sors à coups de poings .
Un quart d’heure plus tard, le con­trôleur revient et inflige une amende de Fr. 160.- au Rom qui la passe à la poubelle. (Le mois dernier, pour un bil­let mal validé mon père à payé Fr. 190.- Ayant con­testé l’a­mende, il est aujour­d’hui au tri­bunal. Même cas pour mon fils qui avait égaré son bil­let.)
Le train entre en gare de Lau­sanne. Le con­trôleur saute sur le quai, les pas­sagers se défi­lent, le Rom reste assis. Je le men­ace. Début de rixe. J’ai les bras chargés, je n’in­siste pas.
- Je vous envoie la police!
Le con­trôleur dit qu’il a appelé: aucun agent n’est disponible. Je vais par­tir quand j’en avise un au kiosque, bois­son et sand­wich à la main. Je le mets au courant, il monte dans le wag­on. Souhaiton qu’il ait fait le néces­saire — j’en doute.
La sit­u­a­tion est para­doxale: nul n’est moins ami de la police que je ne le suis et cela d’abord parce que depuis trente ans, soit l’ado­les­cence, elle n’a cessé de me met­tre des bâtons dans les roues, le plus sou­vent pour des pec­ca­dilles ou des règles liés à l’ab­surde admin­is­tratif. Mais vient le moment où il faut tranch­er. Soit il y a des lois et elles sont appliquées soit elles ne le sont pas. Or, en ce qui me con­cerne, elles me sont appliquées. L’iné­gal­ité étant une forme d’in­jus­tice, il est est hors de ques­tion de laiss­er faire. Sec­ond para­doxe: ceux qui appliquent avec zèle la loi, en ne l’ap­pli­quant pas dans cer­tains cas, nient son uni­ver­sal­ité. Enfin, et c’est le plus impor­tant, si le Rom ou n’im­porte quelle per­son­ne ne pos­sé­dant pas de domi­cile sur le ter­ri­toire suisse, con­for­mé­ment à l’ex­pli­ca­tion du con­trôleur, n’a pas de devoirs et par­tant, n’a pas a respecter les lois, il n’a pas non plus de droits. Con­clu­sion, je peux le frap­per, le traîn­er par les cheveux et, pour fil­er le raison­nement, le tuer, sans encourir aucun risque: il n’a pas de statut légal. Troisième para­doxe ou plutôt, con­tra­dic­tion: il y a loi et loi. Car il va de soi que si j’avais frap­pé le resquilleur, étant suisse, domi­cil­ié et respon­s­able, j’au­rai encou­ru des sanc­tion pénales.
Ain­si, non con­tent d’avoir aboli la morale, la société tech­nocra­tique abolit la logique. Quand on y ajoute le sché­ma de veu­lerie générale qui fait les pas­sagers se plain­dre de l’aug­men­ta­tion con­stante du coût des trans­ports sans trou­ver anor­mal que cer­tains n’y soient pas soumis, la porte est ouverte à l’ar­bi­traire, c’est à dire à la loi du plus fort. 

Décadence

Le chef de la police de Genève avec qui j’ai négo­cié à grand peine pen­dant des années le droit d’ap­pos­er des cadres d’af­fichage à voca­tion cul­turelle dans la ville et qui, il y a encore peu, m’adres­sait des dénon­ci­a­tions assor­ties de mis­es à l’a­mende pour pose de sup­ports dépas­sant d’un mil­limètre de l’aplomb de la façade a autorisé il y a quelques jours la tenue dans la rue du Marché d’un stand de pro­pa­gande dji­hadiste faisant l’apolo­gie du ter­ror­isme et prêchant la destruc­tion de la démoc­ra­tie. Hier, mon inter­locu­teur de Fri­bourg, lui aus­si chef de la police, a fait de même.

Retables

Rêve de portée sym­bol­ique; les plus beaux reta­bles de la renais­sance s’ef­fon­drent. Les anges tombent du ciel, les fonds peints se fis­surent. J’ai le regard fixé sur le Christ. Il trem­ble, ses bras s’agi­tent et soudain, c’est le retable entier qui se répand au sol.

Schwarzsee

Au Lac noir par Marly et Pfaf­fein. Mar­tin pédale sur mon VTT, je vais devant à vélo de course. Mon­tée facile, bien que j’aie encore les jambes raides suite à la course de dimanche. Nous pique-niquons en com­pag­nie d’é­col­iers suisse-alle­mands sur le pon­ton de bois qui forme un demi-cer­cle au-dessus de l’eau, puis Mar­tin veut faire le tour du lac. En pas­sant devant une ferme, je remar­que des pots de miel. Un vieille boîte à bis­cuits trouée per­met de dépos­er la somme d’ar­gent, mais je n’ai pas le change et vais chercher la pro­prié­taire qui arrache les mau­vais­es herbes dans son jardin. La pro­prié­taire appelle son mari. Arrive un homme mas­sif et jeune encore, mais chance­lant. Il marche avec une telle peine que Mar­tin s’a­vance pour l’empêcher de tomber.
- J’ai la mal­adie de Parkin­son.
Quand il fran­chit enfin le pas de la porte, il bas­cule. Pour retrou­ver l’équili­bre, il étend les bras comme on ferait au moment de franchir un précipice. Nous entrons dans la ruche. Il enfume un essaime d’abeilles, le saisit à l’aide d’une pince et nous le mon­tre. Avant de repar­tir, la dame nous prend en pho­to (plus tard, je con­stat­erai qu’elle n’a pas appuyé sur le bou­ton; elle a pour­tant fait le geste de me ten­dre l’ap­pareil pour que je voie si la pose me con­ve­nait).
- Eh oui, il y a dix-huit ans que cela dure, dit l’apicul­teur Mais j’ai eu de belles années…
Nous tra­ver­sons Holzbau lorsque je me sou­viens que je dois annuler un ren­dez-vous au tri­bunal pris pour le lende­main matin à 9h00, mais qu’il me faut, pour ce faire, véri­fi­er qu’une cer­taine somme m’a été rem­boursée. Je tire le vélo sur le bord de la route, appelle la gref­fière et lui explique que je suis à vélo, que je n’ai pas accès à un ordi­na­teur.
- Bien, je vous donne une heure, fon­cez!
J’a­ban­donne Mar­tin et fonce. Trente-cinq min­utes plus tard, ruis­se­lant, je suis à mon bureau, véri­fie les comptes, joins la banque, obtiens des garanties, décom­mande le tri­bunal. Je rap­pelle la gref­fière.
- Je vous félicite! s’ex­clame-t-elle en riant.

Tatlin

A Fri­bourg m’at­tend Mar­tin, un biol­o­giste alle­mand de Weimar à qui j’of­fre pour quelques jours l’hos­pi­tal­ité d’un canapé (dans mon cas, la cham­bre des enfants). Même sys­tème d’échange via l’in­ter­net qui me per­me­t­tra d’être accueil­li à Detroit. Le soir venu, comme je vais par­tir pour l’en­traîne­ment de Krav Maga, il appa­raît qu’il con­nait une cer­taine Alle­mande. ama­teur se sports de com­bats. D’après la descrip­tion, je com­prends qu’il s’ag­it de Tatlin. Or, tous deux ont logé au foy­er d’é­tu­di­ants St-Justin. Un peu plus tard, je tends mon télé­phone à Tatlin qui n’en revient pas de la coïncidence.

Valais

Après le demi-marathon de Fri­bourg (cou­ru sans peine mais dans un temps plus long que l’an dernier) les enfants sont repar­tis pour Genève et je suis allé en Valais ren­con­tr­er les agricul­teurs avec qui aurait lieu le pro­jet d’in­stal­la­tion dans la mon­tagne. Ce matin, à Der­borence pour véri­fi­er des détails élaborés de mémoire dans le roman. Sur­pris de voir que ma seule vis­ite du site qui remonte aux années 1990 a per­mis d’écrire les dif­férentes scènes sans grande erreur. Nous venions ce jour-là, Olo­foso et moi, de la Bar­boleuse près de Vil­lars, puis étions redescen­dus sur Ardon par les tun­nels aban­don­nés de l’Ouest de la val­lée — une balade de 10 heures. Ne m’é­tant jamais ren­du sur place en voiture, je ne me doutais pas de l’é­tat de la route: étroite, rem­plie de point aveu­gles, filant par des tun­nels en zigzag. La BMW occu­pait toute la place. Les véhicules de touristes roulaient au pas, mais sur le chemin du retour, comme il venait d’être midi, un habitué man­qua m’emboutir. Revenu en plaine, j’ai repris mon prob­lème: dans les par­ties cor­rigées ces derniers jours, je place les éoli­ennes d’E­vion­naz après le relais du St-Bernard. Or, invers­er la chronolo­gie implique de touch­er au contenu.