Dire non

Que le peu­ple vote un crédit de 6 mil­liards pour le train, témoignant ain­si de sa con­fi­ance à la com­pag­nie fédérale des chemins de fer alors que celle-ci, à la façon d’un acteur économique privé, vend ses restau­rants roulants pour la sec­onde fois en vingt ans à une enseigne de fast-food améri­cain, brade ses gares à la pub­lic­ité, sur­charge ses trains, aug­mente sans cesse le prix des bil­lets et le mon­tant des amendes, je trou­ve cela absurde, mais je m’in­cline: je paie mon titre de trans­port. Or, voilà qu’hi­er de retour de Genève prend place dans la rame, juste avant le départ, un Rom. Le con­trôleur s’a­vance. Le Rom ne par­le pas français, reproche à l’employé de ne pas par­ler anglais. Dému­ni le con­trôleur adresse sa remon­trance et pour­suit la quête des bil­lets. Avant de lui présen­ter le mien, je lui demande ce qu’il compte faire.
- Il descen­dra à Lau­sanne.
Pour ce même tra­jet, je viens de pay­er Fr. 40.-. Navré, le con­trôleur explique:
- Ce Mon­sieur n’a pas de domi­cile en Suisse, je ne peux rien faire.
- Appelez la police!
- Je l’ai fait, elle ne vien­dra pas.
- Pourquoi?
- Elle ne peut rien faire.
Au con­trôleur je demande d’at­ten­dre et m’a­vance au milieu de la rame où j’ex­plique aux pas­sagers la sit­u­a­tion.
- Nous avons tous payé, sauf ce Mon­sieur et cepen­dant, il obtient exacte­ment la même chose que nous. Qu’en pensez-vous?
Paniqués, les pas­sagers bais­sent les yeux.
Quand je reprends place, le con­trôleur vis­i­ble­ment requin­qué me remer­cie.
- Votre charge n’est pas facile, lui dis-je, mais je vous prie de croire que si à Lau­sanne ce Mon­sieur ne descend pas, je le sors à coups de poings .
Un quart d’heure plus tard, le con­trôleur revient et inflige une amende de Fr. 160.- au Rom qui la passe à la poubelle. (Le mois dernier, pour un bil­let mal validé mon père à payé Fr. 190.- Ayant con­testé l’a­mende, il est aujour­d’hui au tri­bunal. Même cas pour mon fils qui avait égaré son bil­let.)
Le train entre en gare de Lau­sanne. Le con­trôleur saute sur le quai, les pas­sagers se défi­lent, le Rom reste assis. Je le men­ace. Début de rixe. J’ai les bras chargés, je n’in­siste pas.
- Je vous envoie la police!
Le con­trôleur dit qu’il a appelé: aucun agent n’est disponible. Je vais par­tir quand j’en avise un au kiosque, bois­son et sand­wich à la main. Je le mets au courant, il monte dans le wag­on. Souhaiton qu’il ait fait le néces­saire — j’en doute.
La sit­u­a­tion est para­doxale: nul n’est moins ami de la police que je ne le suis et cela d’abord parce que depuis trente ans, soit l’ado­les­cence, elle n’a cessé de me met­tre des bâtons dans les roues, le plus sou­vent pour des pec­ca­dilles ou des règles liés à l’ab­surde admin­is­tratif. Mais vient le moment où il faut tranch­er. Soit il y a des lois et elles sont appliquées soit elles ne le sont pas. Or, en ce qui me con­cerne, elles me sont appliquées. L’iné­gal­ité étant une forme d’in­jus­tice, il est est hors de ques­tion de laiss­er faire. Sec­ond para­doxe: ceux qui appliquent avec zèle la loi, en ne l’ap­pli­quant pas dans cer­tains cas, nient son uni­ver­sal­ité. Enfin, et c’est le plus impor­tant, si le Rom ou n’im­porte quelle per­son­ne ne pos­sé­dant pas de domi­cile sur le ter­ri­toire suisse, con­for­mé­ment à l’ex­pli­ca­tion du con­trôleur, n’a pas de devoirs et par­tant, n’a pas a respecter les lois, il n’a pas non plus de droits. Con­clu­sion, je peux le frap­per, le traîn­er par les cheveux et, pour fil­er le raison­nement, le tuer, sans encourir aucun risque: il n’a pas de statut légal. Troisième para­doxe ou plutôt, con­tra­dic­tion: il y a loi et loi. Car il va de soi que si j’avais frap­pé le resquilleur, étant suisse, domi­cil­ié et respon­s­able, j’au­rai encou­ru des sanc­tion pénales.
Ain­si, non con­tent d’avoir aboli la morale, la société tech­nocra­tique abolit la logique. Quand on y ajoute le sché­ma de veu­lerie générale qui fait les pas­sagers se plain­dre de l’aug­men­ta­tion con­stante du coût des trans­ports sans trou­ver anor­mal que cer­tains n’y soient pas soumis, la porte est ouverte à l’ar­bi­traire, c’est à dire à la loi du plus fort.