Apéritif dans une discothèque à l’heure de sortie des bureaux. Une dizaine de personnes accoudées au comptoir sirotent leurs verres, la piste de danse est vide, les lumières arrêtées, la musique en sourdine. Le patron et sa femme (travailler en couple, releève de l’héroïsme) circulent avec énergie, parlent à la volée, rangent des bouteilles, confectionnent des canapés. Les clients, des habitués, les hèlent, mais ce n’est pas pour parler: ils tendent à bout de bras leurs téléphones, déroulent un film ou montrent des photos. Ainsi se forment le temps d’un regard commun de petit groupes, puis chacun reprend place sur les tabourets. Je vide mon verre à l’écart, ne sachant si je suis le spectateur unique d’une pièce de théâtre improvisée ou s’il faut considérer que tous les clients sont dupes et que le couple qui possède la discothèque met la situation en scène pour vendre quelques boissons à un moment de la journée où les discothèques, normalement vides, ne rapportent pas un sou.
Mois : décembre 2013
Principe de la mode
Ecole Lémania, à Lausanne, dans les années 1980, comme je cherchais péniblement à me créer une identité en choisissant mes habits (le plus souvent à Londres, en tenant compte des mouvements underground, punks, new-wave puis pirates), un des élèves de dernière année tournait en dérision le principe de la mode en venant chaque jour de la semaine vêtu dans un style différent, mais avec un tel soin du détail, que le costume évoquait plus le bal masqué ou les plateaux de cinéma que le goût personnel. Par exemple, accoutré d’un Loden bleu, d’une chemise à col dur et d’un pantalon velours côtelé, il jouait le bourgeois le lundi et le lendemain paraissait en fusilier américain de la seconde guerre, casque à treillis sous le bras.
Fonctionnaire
Rendez-vous à Lausanne, loin de ses bureaux, avec un fonctionnaire. Nous commandons à boire, la discussion va son train, il est onze heures, onze heure un quart, onze heures et demie. Il expose, je formule mes remarques. J’expose, il prend note, critique et suggère. Soudain son ton change. Il résume nos propos, me place devant un choix, résumé et choix qui auraient pu intervenir il y a une demi-heure. Alors je comprends: il est midi moins cinq. Et en effet, à midi précise, les boissons payées, sans que le fonctionnaire ait jamais consulté sa montre, nous sommes sur le trottoir, il me serre la main, il s’en va.
Gambach
La colline aux vingt écoles. Et au milieu, mon bureau. Au garage, les affiches. Plusieurs fois par jour, je descends, traverse le jardin, empile et trie, remonte. En hauteur, derrière les baies vitrées du collège Gambach, les élèves, dont je vois les bustes, les têtes immobiles. Et au pied de leur immeuble, des pelles à la main, les concierges. Je me souviens alors de l’impression que me faisaient ces mêmes concierges, il y a trente ans, lorsque j’étais immobile, sur ma chaise, devant mon pupitre, à Lausanne, au collège du Belvédère, et que je regardais par la fenêtre. Leur liberté de se mouvoir me semblait extraordinaire. Et en même temps, je mesurais leur rapport à la clôture, la répétition de leur vie, le poids de leurs machines, de leurs pelles. Ce que j’enviais dans l’instant, je le voyais là-bas, derrière la clôture et il me semblait qu’eux n’y avaient pas accès.
Flûte
Sons de flûte dans la forêt. Installé sur une butte, un homme joue. Sentiment que cette musique est merveilleusement adaptée au lieu, qu’elle l’agrandit, l’enchante. C’est l’hiver, les pistes sont gelées, il n’y a pas de promeneurs, mais ces sons grêles qui circulent entre les arbres ont pour effet de rendre la nature familière.
Obertone
Depuis plusieurs centaines de générations, les sociétés occidentales et asiatiques font peser sur leurs citoyens une pression énorme. Temps de travail, implication sociale, obligations morales, mode de vie axé sur la compétition et la production, complexité organisationnelle et administrative, surinformation, pression sociale de la consommation et de la culture, forte exigence intellectuelle et sociale… Cet environnement qui nous paraît banal a de quoi bouleverser l’étranger. (Laurent Obertone)
Souche
Forêt de la Croix, où je cours, une femme tient en laisse une souche. Je sol est glacé, les arbres blancs. Du sous-bois je remonte dans sa direction. Elle tire sur la laisse, la souche glisse. Elle marque une pause, reprend son souffle. Arrivé à sa hauteur j’entends la femme qui dit à la souche: — Tu vois, maintenant c’est comme ça, tu ne peux même plus marcher…
Adjectif
Au moment de définir un caractère, l’écrivain cherche parmi les adjectifs, retient celui qui exprime au mieux son idée. Si l’adjectif manque de nuance ou force l’expression, il adopte cette solution inélégante mais efficace qui consiste à placer un second adjectif en regard du premier. Leur tension proposée à l’intelligence du lecteur est alors censée traduire avec justesse le caractère que l’écrivain tente d’exprimer. Or, dans la réalité, il arrive parfois qu’un adjectif suffise à décrire un caractère, comme j’ai eu l’occasion de le vérifier hier: confronté à cet homme massif et grand, au cou musclé, aux épaules larges, le visage épais, les cheveux drus, qui se meut lentement, parle avec mesure, a le regard rieur et ennuyé, et qui sans cesse soupire, j’ai pensé “débonnaire”. L’adjectif décrivait parfaitement l’homme. Et même plus que cela: en sa présence, tout appel à la définition du mot “débonnaire” devenait inutile. Cet homme dévoilait pour la première fois à mes yeux, de façon aussi complète, le sens réel de l’adjectif.