Sous le coup de la maladie j’ai vécu les deux jours passés au Bounty Hotel de Bali en somnambule. Les jeunes Australiens n’avaient qu’une activité, gesticuler au son de la techno en avalant des buckets de coca-cola au gin. Que j’aille manger un riz en soirée ou prendre le petit-déjeuner je les trouvais dans la piscine, les yeux épatés, ondoyant à la façon des mollusques. A quelques mètres le personnel en livrée servait aux rescapés des bols de Corn-Flakes et des omelettes au lard. Le vendredi, comme nous prenions un taxi pour gagner la gare et Java, un gosse nous a tendu un flyer: concours de nus et alcool à volonté toute la nuit (all you can eat and drink).
Mois : mars 2013
Cette femme mariée m’aime et je l’aime. Sa maison est face à la mienne, un ruisseau les sépare. Désespéré je mets le feu à mes meubles. Tandis que les flammes lèchent les murs, je rassemble un bagage. Trop petit mon sac à dos m’oblige à faire des choix. Ces chaussures n’ont pas de lacet, ce maillot est troué, dois-je emporter un stylo? La chaleur me cuit le derrière et je crains que le toit troué des flammes n’alerte la femme que j’aime. Je fuis par le jardin en pente et glissant quand son fils qui jouer dans la rivière donne l’alerte. Sa mère accourt et m’implore de rester. Trop tard, lui dis-je, j’ai tout brûlé. Elle marche alors derrière moi comme la vierge derrière son fils. Pour augmenter ma déchéance je vais fumer, me salir, souffrir, mais ai-je seulement un briquet? Peut-elle m’en donner un? Pitié, oui, elle a pitié, mais elle n’est pas inconséquente.
- Désormais, tu es livré à toi-même.
Lorsque je veux franchir la limite de la propriété, le sol se dérobe et il me faut marcher à quatre pattes. Le mari de la femme que j’aime arrive en voiture. Il approche avec lenteur, à la manière d’un homme important, puis s’en va sans un regard, témoignant par là d’une confiance absolue envers sa femme. Lorsque j’attends la route, la femme est toujours derrière moi mais elle ne parle plus. Un groupe d’Américains se dirige vers la vallée. Certains font du jogging, d’autres portent des chapeaux bariolés. Mon indifférence est totale: je ne fais plus partie de l’humanité. Ce qui m’amène à me représenter mon avenir. Je suis sans argent, sans moyens, sans parents, sans amour. Il me faudra dormir dans les fossés et chaparder ma nourriture. Ce qui me met à la merci de la gendarmerie, cette institution de France. Où est mon portefeuille? Il me faudrait au moins un carte de crédit, mais les cartes de crédit ont fondu dans l’incendie. La route passe dans un tunnel. Au débouché, la vallée apparaît à l’est. Plus loin les montagnes et la Suisse. Cent quarante kilomètres. Si je force, deux jours. Je me retourne pour savoir la réaction de la femme. Elle est restée en arrière les bras ballants, elle abandonne.
A Tarutao, les militaires vous expliquent ce qu’on peut faire: parcourir l’île à vélo, se rendre par la forêt jusqu’à une chute d’eau où remonter un fleuve pour explorer une grotte — nous choisissons cette option et pagayons, mais bientôt le ciel se gâte, et pour ce qui est d’aborder, impossible, les berges sont tenues par des mangroves géantes aux racines en forme d’araignées. Le ciel tonne, la pluie s’abat sur la pirogue. Gala demande s’il faut écoper. Avec quoi? Je pagaie. Une heure que nous remontons le fleuve sur une eau noire entre des berges glauques. La pluie redouble, une véritable mousson. Soudain j’avise un ponton. Pas de doute, c’est là qu’il faut débarquer. C’était sans compter avec la marée. Les marches qui mènent au ponton ruissellent. Je pose la main, elles sont couvertes d’huîtres.
- C’est coupant.
- Commence par attacher la pirogue.
- Quoi…?
Gala répète. la pirogue, il faut attacher la pirogue. Oui, mais comment l’attacher sans prendre pied sur les marches? Alors je me hisse à genoux. Les huîtres protestent. J’attrape la ficelle. Je veux la nouer autour du poteau. Ficelle trop courte. Ou poteau trop gros. Puis il y a urgence, je dois déféquer. Gala pagaie à vide sous la mousson tandis que je grimpe l’escalier. Tandis que Gala répète “il faut écoper!”, je défèque cul nu au-dessus du vide, puis jette un partie de mes habits et remonte sur la pirogue.
- C’est pas la grotte.
- C’est bien ce qui me semblait!
- Mais c’est quoi alors?
- Un ponton!
- Un ponton au milieu de la jungle et c’est rien?
- Si on trouve rien pour écoper, on ferait mieux de rentrer!
- Ah non, on va trouver.
De fait, en quelques coups de pagaie nous atteignons la grotte. Même ponton mais en bois cette fois. Et un Autrichien perché sur l’escalier. Il m’aide à nouer les amarres. Peu après deux Français. Il y a foule soudain. L’un des Français tombe à l’eau. La femme de l’Autrichien refuse de débarquer. Elle est assise dans sa pirogue et la mousson lui tombe sur la tête. De temps à autre, elle écope avec la main. Nous marchons jusqu’à la grotte sur un sentier est glissant, noueux, empierré. La voici. La grotte des crocodiles. Nous pénétrons. J’allume ma torche solaire. Qui n’éclaire rien. Le temps que nos yeux s’habituent nous apercevons dans le noir, posés sur une grève, deux pirogues. Ce sont elles qui servent à explorer la grotte. Deux cent mètres de long avant de déboucher sur un autre bras du fleuve, a dit le militaire.
Parc national de Tarutao, à quatre kilomètres du port, devant un baie, avec quelques visiteurs. Ici, plus de confort. Riz servi de 17heures à 20h00 par l’épouse du militaire en charge du camp. Un bac que l’on remplit de glace le matin, chacun y pioche sa bière. Un camion assure la liaison par une route unique que fréquentent des bandes de singes. Nombreux autour des bungalows les singes guettent le touriste et au moindre oubli se précipitent. Tout à l’heure un jeune spécimen a volé du toit dans l’assiette de Gala et son toast a disparu. Le régime est spartiate mais la population des visiteurs plus aventureuse. Un polonais qui lit Approches, drogue et ivresses de Jünger, une jeune femme sortie d’un rêve, les yeux verts, la peau tannée, une longue chevelure traînante (une gasconne de Madasgascar — est-il possible?), elle dort sous tente avec son ami, un barbu à l’oreille percée d’un coquillage et une troupe de Russes munis de harpons.
Déménagé dans le bungalow du pauvre, une construction branlante aux parois ajourées dotée d’un petit ventilateur. Le propriétaire, lorsque l’île s’ouvrait au tourisme, a dû jugé prudent d’investir avec mesure. Depuis des dizaines de bungalows sont sortis de terre qui s’alignent face à face formant entre la plage et l’arrière-pays une allée. Les autres résidents nous regardent avec pitié, nous qui n’avons qu’un budget modeste. Sinon l’endroit est ravissant, cocotiers géants et bonne cuisine, sable immaculé et poudreux, quelques îlots posés sur l’horizon. J’écris là, sous un toit de palmes, torse nu, assommé par un disque de reggae que la serveuse passe du matin au soir.
Mer quelque peu démontée ce matin sous un soleil puissant. Le bateau de location partagé avec deux allemandes la coupe au bol nous dépose sur un site corallin où nous nageons à l’envi au-dessus des massifs. N’étant pas familier de l’attirail masque-tuba j’ai le nez plein, puis je me familiarise avec la méthode et scrute à travers une eau limpide des fonds remuants. Plus tard deux cent poissons zébrés tournent avec moi: j’en ai sous les pieds, sur la tête et devant le visage, certains jouent d’autres attaques. Et le périple suit son rythme d’île en île avec une halte dans une forêt à singe pour un pique-nique de riz. Pleines d’énergie les Allemandes arrêtent dix fois le bateau dans l’après.midi et vite harnachée sautent au jus. Craignant au moment de partir que je sois Français, elles me parlent dans leur langue dès qu’elles apprennent ma nationalité et ne reviendront plus à l’anglais — mais elles demeurent craintives; de ces femmes de cinquante ans qui en ont soupé des hommes et n’envisagent plus qu’une relation maternelle. A la tombée de la nuit, le cheveu sec et la peau rougie, j’aurai visité d’exceptionnels parages marins.
Ce qu’on vous dit ne va pas sans conséquences; ainsi ai-je accepté sur photographie la location d’un bungalow dans l’île surpeuplée de Lippe. Debout sur un radeau amarré à quelques encablures de la plage principale je mets la main en visière: pas de grande activité — il est 17 heures, le soleil baisse, des bateaux long-tail dansent sur l’eau. Débarqués pieds nus dans l’eau, je porte la valise de Gala, la pose à plat dans le sable, elle s’assied dessus. Elle me tend un papier: Dayan resort. Je pars en quête de la clef. Le bungalow, mitoyen et construit en dur, est adossé à la génératrice qui le soir fournit de la lumière au restaurant. Nous nous installons. Du balcon je cherche les chinois et trouve des Italiens. En face, à gauche et à droite. Mais je devrais dire, je les entends car en bons latins ils s’adressent la parole en hurlant, sans s’extraire des bungalows. Des habitués de l’île qui fuient la rigueur de l’hiver, négocient un forfait, déposent dès novembre enfants et bagages sous les bananiers et consultent internet du matin au soir pour vivre à l’heure milanaise. En face, les grands-parents, à droite un couple, puis un autre couple et quelques pièces rapportées. Les enfants gambadent entre les tombes des ancêtres de la famille, ancêtres couchés en sable avec offrandes de nourriture fraîche entre nos bungalows et le château d’eau. Côtés parents, physique aborigène et bracelet à la cheville. Intérêts profonds: les pâtes (plus exactement leur forme, que mange-t-on à midi, des fusili ou des penne?) et le café, moulu, tassé, cuit sur le réchaud — la Thaïlande aime le Nescafé. Contre l’Italie, seul recours après le poisson et la bière, les tampons auriculaires. Et puis non, je reviens sur la plage, je considère le lieu: une merveille. Bruit des vagues qui clapotent au pied des tables du restaurant, falaises boisées parcourues de pontons de bambous, lune perchée. Je rejoins Gala, tassée dans le noir, nous dormons, et discrètement, avant l’aube, je pars marcher. Les macaques déguerpissent à vue. J’ai une carte griffonnée et inutile. Après quelques sentiers empruntés au hasard je descend dans une crique où je me baigne, puis reviens sur la hauteur et visite les autres plages. A midi, plein soleil. Dans les quarante degrés. Les fonds de mer sont visibles à des kilomètres, splendides. Soudain, au centre de l’île, une catastrophe, une rue. Pour partie ensablée elle imite nos rues blanches: bars, kiosques, épiceries, agences, boulangerie, masseuses, bain d’images et écoles de plongées. Système économique bien pensé, on cache ce que le touriste ne veut pas voir mais dont il ne peut se passer: la rue est habilement noyée sous la végétation, on peut donc, à condition de ne jamais céder à la consommation, imaginer que l’île est vierge. Génie commercial des Thaïs. De même pour les prix de l’offre hôtelière. Ils parcourent toute la gamme. Sur la plage où accoste les bateaux (Patthaya beach), des villages de bungalows quatre étoiles avec piscine et serveurs en linge blanc, en enfilade mais en seconde ligne, des bungalows en décrépitude adossés aux générateurs que les touristes crédules (mais aussi les hippies milanais) réservent sur photo. Sur les deux autres plages, l’embarras du choix, et enfin, dans les mansardes des bâtiments qui flanquent la rue, au-dessus des frigos remplis d’alcool, des discothèques et des téléviseurs, des lits pour les routards pauvres.